Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/686

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hautaines exigences les intérêts eux-mêmes ; il violente les choses et les hommes. Mais il a sa mission, sa tâche que lui seul peut remplir. Quand une société semble mourir d'épuisement et se décomposer, il peut seul la rajeunir, lui infuser un sang nouveau, ressusciter le bois mort, réveiller les eaux croupissantes.

Ceux qui pensent que La révolution de 1789 n'était point nécessaire, qu'une réforme des vieilles institutions eût suffi et que cette réforme était possible, ont de bonnes raisons à faire valoir. C'est ainsi qu'après la conversion de Constantin, tel païen put s'étonner et s'indigner de l'infidélité que faisait Rome à ses vieux cultes nationaux, qu'il suffisait de purifier et de réformer pour qu'ils répondissent aux besoins nouveaux. Le paganisme tendait de lui-même à se nettoyer, à se changer en monothéisme ; il autorisait les sages à ne voir dans la multitude de ses dieux qu'une seule divinité adorée sous des appellations diverses. Dès les premiers temps de l'empire, les mœurs s'étaient adoucies ; en devenant plus cosmopolite, on devenait plus humain, on rendait des décrets en faveur des opprimés et des esclaves, on abolissait les ergastules, on secourait les classes souffrantes ; empereurs ou particuliers multipliaient les fondations charitables, on créait des orphelinats. Il y avait beaucoup de débauchés et de voluptueux ; mais il y avait aussi une foule d'honnêtes gens, qui préféraient leurs règles de conduite aux préceptes de l'évangile parce qu'ils les trouvaient tout aussi nobles et moins romanesques. L'évangile nous ordonne d'aimer nos ennemis, et beaucoup d'entre nous ont déjà tant de peine à aimer leurs amis ! Comme Platon et Sénèque le recommandent, les honnêtes païens d'alors se faisaient une loi d'être justes pour les gens qu'ils n'aimaient pas, et comme Plutarque le veut, ils tâchaient de mettre à profit, pour le bien de leur âme, toutes les injures qu'on leur faisait. C'était de la vraie sagesse, et il leur semblait que les disciples d'un Dieu mort étaient des fous, qu'une révolution n'était point nécessaire, qu'il suffisait de balayer le temple au lieu de le renverser, de guérir les âmes au lieu de les amputer. L'empire romain eût vécu, et des siècles de barbarie eussent été épargnés au genre humain. Mais quoi ! l'heure de l'idéalisme avait sonné, et la folie de la croix s'empara du monde.

Il est des cas désespérés où il faut que la société périsse ou que l'idéalisme la sauve ; mais l'idéalisme ne peut rien fonder de durable qu'à la condition de se tempérer, de se départir de ses prétentions, de se laisser apprivoiser et assouplir par la raison. Pour quiconque le lit avec des yeux non prévenus, l'évangile est le code immortel d’une morale d'ascètes, qui, pleins de foi dans le prochain avènement du royaume de Dieu, engagent les hommes à s'y