Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les Grecs, que ceux qui faisaient profession de mener une conduite plus régulière, qui ne se contentaient pus d’étudier les préceptes de la philosophie et qui voulaient les pratiquer, prenaient un costume particulier. On disait d’eux, comme on l’a dit plus, tard des moines : « Il a pris l’habit, vestem mutacit. » À douze ans, Marc-Aurèle prit l’habit de philosophe, ce qui surprit beaucoup chez un héritier de l’empire. ; d’autant plus qu’en se couvrant du pallium, il se mit à vivre d’une façon plus austère et à coucher sur la dure. À l’époque où nous sommes, l’habit philosophique n’était pas toujours bien porté. Il ne manquait pas de mendians et d’aventuriers qui couraient le monde vêtus d’un pallium usé : c’était un moyen commode de s’acquérir à peu de frais le respect et la subsistance. L’un d’eux se présenta un jour devant Hérode-Atticus, demandant l’aumône avec insolence, au nom de la philosophie : « Je vois bien une barbe et un manteau, répondit Hérode ; je ne vois pas un philosophe. » Tertullien n’ignore pas les reproches qu’on peut flaire au pallium ; il sait qu’il a couvert des gens qui ne méritaient pas de le porter, mais il espère lui rendre toute sa dignité en le faisant chrétien. Voilà donc quel est son projet : il accommode un usage païen au christianisme, il prend l’habit, comme Marc-Aurèle ; il veut être, dans l’église, ce qu’est un philosophe sérieux et pratiquant dans la société profane, un Épictète, qui, au lieu des vertus stoïciennes, suit les préceptes de l’Évangile ; en un mot, c’est une sorte de moine, avant les moines[1].

Dans les beaux temps de la république, on considérait comme un crime pour un Romain de se vêtir d’un costume étranger. Scipion avait soulevé l’indignation publique, pour s’être montré dans les rues de Syracuse avec des sandales et une robe de Grec. Plus tard, à une époque où les mœurs étaient pourtant fort altérées, Cicéron fut obligé de défendre un malheureux banquier de ses amis, Rabirius Postumus, qui, ayant commis l’imprudence de prêter trop d’argent au roi d’Égypte, pour rentrer dans ses fonds et se payer de ses mains, s’était laissé faire son ministre des finances, il lui avait bien fallu prendre le costume de l’emploi, puisqu’il en

  1. L’usage de prendre le pallium, quand on faisait profession d’un christianisme plus austère, paraît avoir été fréquent en Orient. Saumaise a réuni les exemples d’Origène, d’Eusèbe, de Socrate qui le prouvent. Aussi la vie ascétique fut-elle appelée chez les Grecs φιλόσοφος ϐίος (philosophos bios). Il est, du reste, à remarquer que Saumaise, après avoir soutenu que le pallium était le vêtement des prêtres chrétiens, paraît incliner, vers la fin du son ouvrage, à l’opinion que nous croyons la plus vraie. Voici comment il s’exprime : Nec enim omnes christiani, ut antea observavimus, pallium philosophicum sumebant, sed soli ascetœ, et qui, inter christianos, exactioris disciplinœ et strictioris propositi rigore censeri volebant. Voilà, je crois, la vérité. Le pallium fut bien, comme le dit M. de Rossi, un segno di cristiano ascetismo. (Roma sott. crist., II, 349.)