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fugaces, insaisissables, qui nous insinuent le dévoûment, nous rendent capables du devoir, nous inspirent le courage, nous font subir les séductions de la beauté. Elle éclate surtout dans ces sublimes absurdités où l’on s’engage, tout en sachant fort bien que l’on fait un mauvais calcul, dans ces quatre grandes folies de l’homme, l’amour, la religion, la poésie, la vertu, inutilités providentielles que l’homme égoïste nie et qui, en dépit de lui, mènent le monde. C’est quand nous écoutons ces voix divines que nous entendons vraiment l’harmonie des sphères célestes, la musique de l’infini. Prœstet fides supplementum sensuum defectui.

L’amour est le premier de ces grands instincts révélateurs qui dominent toute la création et qui semblent édictés par une volonté suprême[1]. Sa grande excellence, c’est que tous les êtres y participent et qu’on en voit évidemment le lien avec les fins de l’univers. Son premier nid paraît bien avoir été aux origines de la vie, dans la cellule. Le commencement de la dualité des sexes y donna une direction qui ne changea plus et produisit de merveilleuses éclosions. La dissonance des deux sexes, se réunissant à une certaine hauteur en une consonance divine, d’où naît l’accord parfait de la création, est la loi fondamentale du monde. Dans le règne végétal, ces aspirations mystérieuses se résument en la fleur, la fleur, ce problème sans égal, devant lequel noire étourderie passe avec une inattention stupide ; la fleur, langage splendide ou charmant, mais absolument énigmatique, qui semble bien un acte d’adoration de la terre à un amant invisible, selon un rite toujours le même. La petite fleur, en effet, que l’homme voit à peine, est aussi parfaite que la grande. La nature y met la même coquetterie ; un même être se mire dans les deux.

Au sein du règne animal, l’équivalent de la fleur est l’ivresse de joie de l’enfant, la beauté de la jeune fille, cette lueur d’un jour, cette exsudation lumineuse qui, comme la phosphorescence du ver

  1. Il est surprenant que la science et la philosophie, adoptant le parti-pris frivole des gens du monde de traiter la chose mystérieuse par excellence comme une simple matière à plaisanterie, n’aient pas fait de l’amour l’objet capital de leurs observations et de leurs spéculations. C’est le fait le plus extraordinaire et le plus suggestif de l’univers. Par une pruderie qui n’a pas de sens dans l’ordre de la réflexion philosophique, on n’en parle pas, ou l’on s’en tient à quelques niaises platitudes. On ne veut pas voir qu’on est là devant le nœud des choses, devant le plus profond secret du monde. La crainte des sots ne doit pourtant pas empêcher de traiter gravement de ce qui est grave. Les physiologistes ne veulent voir que ce qui tient au jeu des organes. Je parlai un jour à Claude Bernard de ce que le fait universel de l’attrait sexuel a de profond. Il me répondit, après un moment de réflexion : » Non ; ce sont là des fonctions claires, des conséquences de la nutrition. » Très bien ; mais qu’alors ou fonde une science qui s’occupera des conséquences obscures des fonctions claires. Pourquoi, par exemple, la fleur a-t-elle le parfum ?