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vigoureuse exécutée avec de grandes masses, il fallait se donner pour objectif essentiel d’atteindre et de détruire l’armée principale de l’ennemi. C’est là le dernier mot de l’art de la guerre dans les temps modernes, le secret des triomphes du grand capitaine dont toutes les opérations tendaient à amener une bataille décisive ; et si nos adversaires de 1870 surent lui dérober ce secret, ce sera du moins pour nous un juste honneur de n’avoir pas laissé tomber nos armes après l’anéantissement de nos armées de Sedan et de Metz.

Que ce principe si fécond, et si simple en apparence, ait été longtemps sacrifié dans les guerres maritimes à des considérations d’ordre secondaire, nous allons le prouver aisément.

Lorsque, en 1778, louis XVI et M. de Sartines, résolus à profiter des embarras du gouvernement anglais, fixèrent la distribution de leurs forces navales, la préoccupation de porter des secours immédiats aux « insurgens » d’Amérique leur fît perdre de vue l’intérêt capital d’infliger à la flotte anglaise de la Manche un échec décisif.

Douze vaisseaux, armés à Toulon, furent donnés au lieutenant-général comte d’Estaing, avec la mission de se porter sur les côtes des États-Unis et de combiner ses opérations avec les forces américaines, qui se proposaient d’assiéger l’arsenal maritime de Newport dans Rhode-Island. Vingt-huit vaisseaux, armés à Brest, formèrent la flotte de l’océan, confiée au lieutenant-général comte d’Orvilliers ; cet officier reçut la recommandation expresse d’agir avec prudence et de n’engager sa flotte contre celle du vice-amiral Keppel, à peu près égale en nombre, que s’il se jugeait en situation de ne rien compromettre. De telles instructions étaient bien faites pour paralyser l’initiative d’un commandant en chef ; cependant l’amiral français, excellent tacticien, dont l’âge (il avait soixante-neuf ans) n’avait pas glacé l’ardeur, n’hésita pas, le 27 juillet, à offrir le combat à son adversaire, au large d’Ouessant. Après une sorte de tournoi chevaleresque, où l’avantage parut rester au comte d’Orvilliers, les Anglais rentrèrent à Portsmouth et les Français à Brest.

Il y avait là, en faveur de notre marine, à peine remise des désastres de la guerre de sept ans, un succès moral incontestable ; peut-être même le combat du 27 juillet pouvait-il passer pour une victoire tactique, le « champ de bataille » nous étant resté ; mais assurément, l’avantage stratégique était nul : cette rencontre entre deux armées navales égales en forces et en valeur, d’ailleurs bien commandées toutes les deux, ne pouvait rien décider et ne décida rien en effet.