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Ajoutons, ce qui n’est pas d’un médiocre intérêt, pour apprécier le degré de disponibilité des navires que nous venons d’énumérer, que les grandes colonies anglaises se constituent en ce moment des flottes séparées. Il serait donc imprudent de compter sur la dissémination des démens qui forment l’armée navale de la métropole.

Pourtant, l’étincelante cuirasse de l’empire britannique est-elle sans défaut ? Et nous est-il interdit d’espérer sur quelque théâtre d’opérations bien choisi un succès momentané de nos vaisseaux qui permette à notre armée d’intervenir dans la lutte ?

Nous ne le pensons pas, et l’Angleterre ne le pense pas davantage. Mais ce succès momentané, il faudrait le demander à des combinaisons stratégiques ayant pour objet précis de dérober notre escadre d’évolutions à la flotte anglaise de la Méditerranée, de la joindre à nos divisions de l’océan et de frapper un coup décisif sur « l’escadre du canal. »

Être maître de la Manche pendant quelques jours ! La fortune refusa d’accorder à Napoléon un bonheur si ardemment souhaité ! .. Mais pourquoi accuser une puissance aveugle ? Il a suffi d’un choix malheureux dicté par l’amitié à un ministre dont le brillant esprit et la souple docilité masquaient mal le défaut de discernement. Comment Napoléon, qui avait exactement apprécié la valeur de Villeneuve, après Aboukir, accepta-t-il de lui confier le commandement de l’escadre de Toulon et l’exécution de ce plan grandiose dont il se promettait la ruine de ses plus implacables ennemis ?

L’amiral français avait pourtant rempli avec succès la première partie de sa mission ; miraculeusement échappée aux étreintes de Nelson et de Calder, son armée navale s’était doublée en touchant au Ferrol ; encore un pas, encore un effort, elle débloquait Ganteaume resserré dans Brest par Cornwallis, et 50 vaisseaux donnaient dans la Manche, assurant le passage de la flottille !

Il y a de ces heures capitales où le cours indécis des destinées d’une grande nation semble remis par une puissance ironique aux mains d’un agent subalterne. L’histoire a le droit de retenir cette journée du 18 août 1805 où l’infortuné Villeneuve, écrasé par une responsabilité trop lourde, dévoré d’anxiétés, partagé entre la voix qui l’appelait au Nord et la crainte chimérique de cette flotte de Nelson, qu’il croyait toujours voir poindre à l’horizon, se décida enfin à laisser porter vers le sud et à s’enfermer dans Cadix.

Déjà vingt-cinq ans auparavant, 66 vaisseaux français et espagnols avaient paru à l’ouvert de la Manche (août 1779), tandis qu’une armée sous le comte de vaux se massait sur les rives du Cotentin, prête à s’embarquer sur un nombreux convoi de navires marchands.