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de poésie[1]. » Je le crois et je crois aussi que cela ne s’est jamais mieux vérifié que par l’épanouissement de la prophétie à la fin du IIe siècle.

Mais si on veut reconnaître le tort que rattachement à la chronologie traditionnelle peut faire aux livres des Prophètes, on n’a qu’à ouvrir la savante traduction de M. Edouard Reuss, où l’auteur n’a pas voulu laisser passer le moindre détail sans essayer de s’en rendre compte. Par cela seul qu’on détachait ces compositions de leur date réelle, les interprétations qu’on en donnait devenaient arbitraires, et par cela seul qu’elles étaient arbitraires, elles ne pouvaient guère être toujours d’accord entre elles. De là des difficultés de tout genre, qui ont amené souvent la critique à isoler les morceaux les uns des autres, de manière à produire une véritable dislocation des Prophètes. C’est ainsi que le Premier Isaïe, à lui seul, a fourni jusqu’à seize fragmens prétendus distincts, et dispersés même en deux volumes, disjuncti membra prophetœ ; tandis que tout se concilie quand on replace les prophéties au IIe siècle, ou s’il y a quelque part une addition ou une interpolation, on a vu que cela se réduisait à bien peu de chose.

Pour dire toute la vérité, je crois que le plus grand obstacle que peut rencontrer aujourd’hui la thèse que je soutiens est l’indifférence du public sur ces matières. Au temps de Voltaire, la France était passionnée pour la critique biblique, et elle devait l’être, car la critique lui apportait la liberté de la pensée. Aujourd’hui cette liberté est pleinement acquise ; les grandes questions, en fait d’exégèse, sont épuisées, et celles qui restent paraissent à beaucoup plus difficiles que intéressantes. Il y a dans les Prophètes des pages éclatantes, que tout le monde a lues. Mais bien des parties dans leurs livres sont arides et même obscures, surtout quand on ne les met pas à leur place. Rechercher la date exacte de ces écrits est un travail ingrat, dont on ne se soucie pas de se donner la peine. Cependant il y a encore des esprits curieux, qui voudraient, non pas tout savoir (ce qu’on peut espérer de savoir de ces temps-là est si peu de chose ! ), mais savoir le plus possible, et surtout n’être pas dupes ; ne pas attribuer, par simple accoutumance, au temps de Nabuchodonosor, ou même de Sennachérib, ce qui a été pensé et écrit sous les Antiochus ou les Ptolémées. Ceux-là ne sont pas nombreux, mais ils sont prêts à tout lire, et c’est pour eux que j’ai écrit.


ERNEST HAVET.

  1. Rapport à la Société asiatique, 1888, p. 100.