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Dans la dernière section, — la logique voudrait qu’elle fût une des premières, — nous retrouvons le travail aux prises avec la terre, la pierre, le bois, les métaux. L’examen des appareils scientifiques et des outils industriels, jusqu’à une époque récente, fait ressortir l’une des transformations les plus profondes qu’ait jamais subies l’esprit humain : l’abolition rapide et radicale du sens esthétique, tel qu’on l’entendait autrefois. Nos pères, fidèles à une tradition vieille comme l’homme, ne fabriquaient pas un seul produit qui n’eût quelques vestiges d’ornementation ; engins de travail ou instruirions de mathématiques, armes et meubles, boiseries et ferrures, tout, jusqu’aux plus vulgaires objets d’usage domestique, tout ce qui est ancien ici revêt une forme capricieuse, souvent charmante, et comporte des fantaisies surajoutées pour flatter les yeux. Depuis le commencement de notre siècle, l’ornementation se fait plus maigre, plus rare ; on arrive à nos années ; elle tombe brusquement, presque partout. Quelques industries, de pur luxe la maintiennent dans les choses superflues, destinées au petit nombre ; mais elle disparait de tous les objets de première nécessité et de commun usage. Quand le goût artistique essaie de la ressusciter, il est stérile, parce que son effort factice va contre une loi générale. Et il ne s’agit pas ici d’une de ces oscillations historiques qui ramènent et remportent certains besoins ; c’est la première fois que ce phénomène se produit depuis l’origine des sociétés. On peut l’expliquer par la valeur croissante du travail et de son coefficient, le temps ; nous faisons simple, pour faire davantage et plus vite ; la force employée à produire est consommée tout entière en utilité, on n’en peut plus rien distraire pour l’amusement. Mais cette explication ne suffit pas. Notre œil a changé. Là où celui de nos devanciers exigeait les couleurs vives et le dessin imaginé, le nôtre réclame les teintes neutres, les lignes droites, les surfaces polies, en un mot l’étroite convenance entre la forme et l’emploi, sans rien de plus. C’est l’élimination progressive de l’instinct du sauvage, de l’instinct de l’enfant, qui était devenu en s’épurant le goût du beau, mais qui n’en procédait pas moins de ce principe : la recherche du jouet et de la parure avant celle de l’utilité. Le sens plastique s’est cantonné dans le domaine restreint de quelques arts ; partout ailleurs, il est remplacé par le sens rationnel. Ce dernier nous façonne un monde plus sévère, plus triste aux yeux, mais imposant pour le regard intérieur, harmonique pour la pensée abstraite. L’ancien était beau comme un décor agréable ; le nouveau n’a que la beauté d’un théorème de géométrie.

Cette dernière section prend fin avec les premiers essais du daguerréotype, de la photographie, du télégraphe. L’histoire