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le milieu que vous lui préparez, cet aliment décuplera ses forces, pour le bien ou pour le mal. En d’autres termes, vous avez surchargé les deux plateaux de la balance, celui du bien et celui du mal ; vous n’avez rien changé à leur équilibre, qui reste constant. Pour ce qui est du bonheur, si ce mot a un sens, l’instruction ne saurait le procurer, puisqu’elle sert notre instinct d’inquiétude contre notre instinct de repos ; elle ne peut être une condition de bonheur, puisqu’elle accroît la concurrence vitale, l’effort pénible des mieux doués, l’élimination des plus faibles ; mais comme elle hausse par là les moyennes de l’effort, elle est une condition de grandeur. En la répandant, on reste dans le plan naturel, dans le plan providentiel, qui est d’élever les individus et les sociétés par plus de labeur, pour ne pas dire plus de souffrance. Si vous disiez la vérité aux hommes, vous leur parleriez ainsi : « Je t’envoie à l’école comme au régiment, pour y apprendre l’exercice en vue d’une bataille d’autant plus acharnée que tu le sauras mieux et que vous serez plus nombreux à le savoir ; d’une bataille qui a pour fin dernière de grandir la collectivité au prix de ton repos, de ton bien-être, et parfois de ta vie, à toi individu. » Vous abusez les hommes en leur présentant l’instruction comme une panacée à leurs maux. Mais je reconnais qu’en les abusant pour les élever, vous rentrez encore dans le plan naturel, dans la sublime duperie instigatrice de la vie terrestre. Voilà pourquoi j’applaudis à tout ce que vous me montrez ici, par des raisons qui ne sont point habituellement les vôtres, et avec cette réserve que vous aurez fait un travail de dément, si ayant labouré le champ vous n’y semez pas de bonnes graines, si vous en semez de vénéneuses.

À ce même étage, dans la galerie en retour, toute la librairie, tous les éditeurs, tous les livres ; à la suite, toute la photographie, cet art envahissant, toutes les figures connues et inconnues. — Il y a trop de choses dans ce palais : l’histoire de l’homme, toutes les connaissances, tous les arts, et des idées embusquées derrière chaque objet… Le grand Bouddha lui-même prend un air de lassitude, et cependant il semble dire : tout n’est pas ici. — Sortons, allons respirer.

Sur le seuil, une musique m’appelle ; elle part du cabaret roumain. Je reconnais ces hommes aux vestes blanches soutachées de lisérés noirs, ces yeux languissans dans des visages énergiques, ces physionomies qu’on voit peintes sous la tiare et le manteau des hospodars, aux murs des vieilles maisons moldaves. Quand ils veulent bien jouer des mélodies nationales, au lieu des valses italiennes, leur orchestre rencontre des sonorités étranges, dans l’accord des violons, de la guitare et de la flûte de Pan. Alors, ces cordes et ces roseaux contiennent tous les délires de la passion,