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la sonde, elle enfonce indéfiniment, elle ramène des choses inattendues, témoins qui nous parlent de régions mystérieuses, de fuites d’abîmes où n’arrive plus la lumière.

Tirons-nous du Pacifique, revenons en Europe : ce n’est qu’une rue à passer. Voici, dans les galeries de l’Europe centrale, le troisième type d’industrie : la production intense et multiforme, obtenue par la division du travail, accaparant les matières premières du monde entier pour les façonner à sa guise, perfectionnant et variant sans relâche ses articles pour les approprier aux ressources, aux goûts changeans des diverses catégories de consommateurs. Dans quel sens est dirigé le mouvement actuel de notre industrie ? Il suit les courans du siècle, politiques, économiques et littéraires ; il sollicite le plus grand nombre. Le négoce a imité le changement de front de l’histoire. Jadis, avant qu’on n’eût retourné la pyramide sociale, les artisans de marque se proposaient de satisfaire la cour d’abord, puis les grands qui singeaient la cour, la riche clientèle bourgeoise qui singeait les grands ; leur calcul était de faire payer très cher à quelques-uns des objets de choix. Aujourd’hui, les fabricans qui visent les grosses bourses sont clairsemés ; la plupart des étalages s’adressent au client inépuisable, à tout le monde. Sur plusieurs des belles étoffes exposées par les tisseurs lyonnais, des étiquettes mentionnent le destinataire ; autrefois, ces étiquettes eussent porté les noms des familles souveraines ou des gens de finance ; on y fit maintenant : « fabriqué pour tel ou tel des grands magasins à bon marché. » Ce grand magasin, qui se substitue partout aux détaillans et les écrase, c’est le bazar des villes d’Orient, où l’acheteur trouve dans un même lieu tous les objets qu’il recherche. Comme l’architecture, le commerce nous montre l’extrême civilisation rentrant dans les vieux cadres de la vie asiatique pour les agrandir à sa mesure. Sous la diversité du décor qui masque l’identité des procédés, nos nouvelles mœurs commerciales nous reportent aux marchés de Tyr, de Babylone et d’Alexandrie, bien plus qu’aux boutiques de Paris sous François Ier, Louis XIV ou Charles X. Quand on réfléchit sur cette adaptation des besoins nouveaux à des formes très primitives, sur ce mouvement général de retour aux pratiques de nos aînés, on est amené à se demander s’il ne ressuscitera pas chez nous des modes d’existence qui semblaient à jamais condamnés, jusques et y compris l’usage collectif du sol[1].

Sous le rapport du sentiment artistique, la totalité de nos

  1. Je citerai une nouvelle preuve de ces résurrections. Hier, des personnes considérables du commerce parisien et un ministre ont discuté l’établissement à Paris d’une foire annuelle, « qui serait le pendant de celle de Ninji-Novogorod. »