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la voici qui reparaît, seule vivante, seule subsistante sur les débris de l’ancien édifice, victorieuse, triomphante, auréolée de gloire au sommet du nouveau. C’est l’histoire de Physis, la bonne Nature, ainsi l’appelait Rabelais ; et depuis cent cinquante ou cent ans à peine qu’elle a vaincu l’idée chrétienne, il suffit d’ouvrir les yeux pour voir qu’elle a tout modifié, — la coutume et la loi, la famille et l’éducation, la politique et la morale, l’objet même et la conception de la vie, — cette idée toute païenne, et d’ailleurs parfaitement antiscientifique, de la bonté naturelle de l’homme. Je me demande encore, là-dessus, comment on peut nier l’influence des idées sur les mœurs, quand de vingt ans en vingt ans on peut suivre à la trace les progrès de celle-ci. Qui donc a dit que « des vols d’oiseaux, des courans d’air et des migraines avaient plus d’une fois décidé de l’histoire du monde ? » Mais combien cela n’est-il pas plus vrai, je ne dis pas d’une théorie, d’une idée même, je dis d’une parole, jetée comme au hasard, presque sans y penser, qui trouve d’aventure un milieu favorable à son développement ! Otez Rousseau de l’histoire du XVIIIe siècle, vous retardez la révolution de vingt ou vingt-cinq ans peut-être ; ôtez de son œuvre le Contrat social, vous rendez le programme jacobin impossible : ôtez seulement du Contrat social les sixième et septième chapitres du quatrième livre, vous avez supprimé Robespierre.

Et, que l’on n’objecte pas ici qu’enfermées dans un livre dont la lecture est aussi pénible que celle du Contrat social, aussi fastidieuse que celle de l’Encyclopédie, les idées ne rayonnent pas au-delà d’une étroite circonférence, demeurent en quelque sorte l’occupation ou l’amusement de quelques oisifs ou de quelques pédans. N’importe la nature des idées ou des théories qu’il enseigne, un « penseur » trouve toujours un « sous-penseur » pour les vulgariser. Quoique peu de Français aient lu l’Origine des espèces ou l’Histoire de la création naturelle, et que ceux-là soient plus rares encore qui connaissent la Phénoménologie de Hegel ou le Monde comme volonté et comme représentation, si vous savez interroger un lecteur habituel du Petit Journal ou de la Petite Presse, vous le trouverez très grossièrement informé, mais informé pourtant sur le pessimisme et sur le darwinisme, sur l’évolution, et sur la parenté de l’homme avec le singe. On ne peut dire ni par quels chemins les idées se propagent, ni ce qu’elles subissent de réfractions, d’accommodations, et de déformations finales en passant du cerveau d’un Darwin ou d’un Schopenhauer dans celui du vaudevilliste ou du chansonnier de café-concert qui les popularise en croyant s’en moquer. Elles se propagent pourtant : et les temps sont passés, si d’ailleurs ils ont jamais existé, de ce que l’on appelait autrefois l’ésotérisme et l’initiation. Les métaphysiques elles-mêmes se construisent à portes ouvertes. Et une nouveauté n’est pas plus tôt éclose dans le secret d’un laboratoire qu’on en parle déjà de la Madeleine à la Bastille. Autre et nouvelle raison pour