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ou plutôt ennemies, nécessairement ennemies ; et que l’on ne traite enfin qu’avec des argumens de l’ordre purement humain des problèmes dont l’humanité n’est pas seulement l’occasion ou la matière, mais encore la seule raison d’être. Nous donnons ainsi aux Voltaire, aux Rousseau, voire aux Lassalle et aux Proudhon, cette liberté de l’erreur, à laquelle on paraît tant tenir, que nous ne refusons pas aux Lamarck, aux Darwin ou aux Hæckel, mais dont nous leur disons uniquement que les questions morales ne sont pas de sa compétence. Ils en diraient eux-mêmes sans doute autant, ou davantage, d’un moraliste ou d’un logicien qui, dans les sciences de la nature, prétendrait remplacer l’observation et l’expérience par le raisonnement : ils l’ont dit de Schelling et d’Hegel, et ils l’ont dit avec raison. Ce n’est pas en effet s’opposer aux progrès d’une science que d’essayer, en en déterminant plus étroitement l’objet, d’en régulariser les méthodes ; — et l’on ne fait pas autre chose en montrant que, s’il y a quelques parties communes entre la science de la nature et la science de l’homme, il y a pourtant en chacune d’elles quelque chose d’irréductible à l’autre.

Si l’auteur de Thaïs et l’anonyme de la Revue scientifique veulent répondre efficacement au Disciple, et comme dit le second, à l’interprétation que j’en ai donnée, c’est sur ce terrain qu’il faut qu’à leur tour ils portent la question. Car, de répondre par de grands mots, de m’accuser d’intolérance, de dire à leurs lecteurs que je demande l’extension des pouvoirs de la congrégation de l’Index ou le rétablissement de l’Inquisition, je ne trouve pas que ce soit là répondre : c’est tout simplement abuser de ce que certaines plaisanteries exciteront toujours de rires faciles dans le pays de Voltaire et de Béranger. Je leur conseille même de n’en pas user, de ces plaisanteries séculaires, comme n’étant vraiment dignes ni de la « science » de l’un, ni de la « littérature » de l’autre, et encore moins bien de l’intérêt et de la gravité de la question. Mais s’ils estiment que jamais une « théorie abstraite n’a pu conduire à un mouvement de la passion, » qu’ils le démontrent, comme j’ai tâché de leur faire voir le contraire ! S’ils ne pensent pas qu’autant qu’elles sont étrangères, excentriques à la nature, autant la justice et la pitié sont essentielles à l’humanité, qu’ils le prouvent ! Et s’ils ne sont pas convaincus enfin qu’il ne saurait y avoir d’acquisition scientifique, — d’observations sur les gastéropodes ou de théorème sur les quaternions, — qui vaille ce que je demanderai qu’on me laisse appeler la déshumanisation d’une âme, qu’ils le disent !


F. BRUNETIERE.