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l’acte même de la conscience, sous la « vie mentale actuelle, » quelque support étranger à la conscience, qu’on le nomme substance, âme, matière, ou de quelque autre nom. Aristote avait raison de dire que la pensée est un acte, et que c’est cet acte même qui la constitue. S’il en est ainsi, la séparation des diverses individualités n’est plus absolue : l’être n’est plus éparpillé en monades séparées par une sorte de vide ; la personne n’a plus ces contours rigides qui rendent impossible la pénétration des consciences. Nous sommes au contraire pénétrés de toutes parts, ouverts par tous les côtés de notre être, donnant et recevant, agissant et pâtissant, sans cesse traversés par le courant de la vie universelle. Ainsi, dans l’ordre spirituel, l’atomisme tend à disparaître, et les philosophes de l’école évolutioniste finiront par s’accorder sur ce point, par opposition à l’école utilitaire et, en définitive, matérialiste qui domina dans le siècle dernier. A l’atomisme se substituera cette doctrine d’unité progressive pour laquelle les Allemands ont inventé le nom de monisme, sorte de panthéisme large débarrassé de tout son appareil scolastique. Il y a un certain monisme ou, si l’on veut, un certain panthéisme nécessaire à la morale, au moins comme idéal, et qui, dans l’avenir comme dans le passé, lui servira de fondement métaphysique. S’il est incontestable, d’une part, que nous avons la volonté d’être, d’autre part, que notre être n’est point entièrement séparé de l’être total, ne faut-il pas qu’il y ait quelque chose qui circule d’un être à l’autre, qui pénètre les atomes mêmes et les individus en apparence isolés, puisque tous ont des lois communes en vertu de leur réciprocité d’action et du déterminisme universel ? ne subissons-nous pas, physiquement et moralement, l’action du tout ? N’y a-t-il pas en moi, selon la science même, quelque chose qui vient de l’univers entier ? Il en résulte que l’individu intelligent doit recevoir du tout, — et par là n’entendez pas seulement le petit tout social, mais le grand tout, — une impulsion correspondant à l’univers qu’il conçoit, impulsion qui n’est pas seulement physique, mais encore psychique, et qui se traduit par une tendance à l’universel, par une volonté de l’universel. On peut donc dire, tout ensemble, que je veux l’univers, et que l’univers se veut en moi. Comme je ne puis me concevoir pleinement moi-même sans concevoir les autres et le tout, je ne puis me vouloir pleinement sans vouloir le tout.

De même, je ne puis être complètement heureux que si tous sont heureux. Il y a, au fond de la sensibilité, un amour qui n’a pas pour limite infranchissable le moi, un amour qui n’est pas cette sorte de monstre installé au fond de notre conscience par les La Rochefoucauld et les Helvétius, — l’amour-propre, — que rien,