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l’universel. On ne peut pas, du haut d’une montagne, embrasser un horizon illimité sans éprouver une sorte d’impulsion parallèle à l’idée même de l’infini que l’on conçoit, un vertige de l’immensité. Il y a de même, dans l’ordre moral, un vertige sacré auquel l’homme n’échappera jamais, celui de l’infini et de l’universel. Mais, loin d’être une sorte de trouble et de perturbation, comme le vertige physique, la volonté de l’universel est au contraire la volonté normale, celle qui se dégage dès qu’ont disparu les entraves apportées par les nécessités de la vie : quand le besoin est apaisé, quand la lutte pour la vie est suspendue par une trêve, aussitôt se manifestent les pensées et tendances désintéressées de notre être : la lumière infinie reparaît derrière les nuages mouvans de l’existence ; nous nous plaisons à la contemplation de l’universel, nous ne demandons pas mieux que de vouloir universellement, d’aimer universellement ; nous redevenons des « hommes de bonne volonté. « Il y a donc en effet en nous une bonne volonté radicale, une volonté morale primitive, une force morale antérieure à tout. C’est là le principe fondamental de la moralité. La morale aura beau se transformer dans ses applications, la société aura beau se transformer elle-même, nous ne pensons pas qu’aucune transformation puisse jamais atteindre cette idée directrice : nous admettons que l’axe du monde moral est invariable, qu’il y aura toujours un contraste entre la direction de la conscience vers soi et sa direction vers le tout, entre l’égoïsme et le désintéressement, entre l’intérêt pris à l’individu comme tel et l’intérêt pris à l’universalité de l’être ; on pourra se représenter ces intérêts sous des formes diverses, mais ils subsisteront comme les deux pôles de toute conscience et de toute volonté. On ne peut donc pas dire que le principe de la morale soit l’hypothèse personnelle d’un métaphysicien ; c’est, si l’on veut, une thèse, résultant de la constitution même de notre pensée. En partant de cette thèse, la morale fait ce que fait la science même ; seulement, la science cherche les lois universelles déjà réalisées et la morale cherche ce qui reste à réaliser dans l’univers, en tant que nous pouvons coopérer avec conscience à cette réalisation et nous identifier par notre vouloir avec l’univers.


III

Si, comme nous le croyons, la morale future prend pour principe l’orientation naturelle de la conscience et de la volonté vers l’universel, quelle forme y recevra l’idée du devoir, qui suppose à la fois liberté morale et obligation morale ?