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célèbres où il déclare « absolument impossible à nous autres hommes d’expliquer pourquoi et comment l’universalité d’une maxime comme telle, par conséquent la moralité, nous intéresse. » Nous avons déjà répondu à Kant que l’idée du bien universel produit un intérêt de nature esthétique et éveille en nous le sentiment du sublime[1]. Nous pouvons maintenant aller plus loin encore. A l’universalité purement logique d’une maxime ne s’attache aucun sentiment moral tant que nous ne concevrons pas l’universalité de quelque fin, de quelque bien qui remplisse le cadre de la loi. Il faudra donc, dans la philosophie future, que la forme universelle des maximes morales reçoive un contenu ; mais est-il à jamais impossible de lui en donner un ? Nous venons de voir le contraire : l’universel a pour contenu l’univers même, l’être universel en voie de développement, le tout concret de l’être, passé, présent et avenir, dont nous ne sommes nous-mêmes qu’une partie et qui est une vivante unité d’êtres vivans ; le contenu de l’idée morale sera donc l’idée même de In conscience universelle, de l’union des consciences. Dès lors, l’intérêt qui s’attache à l’universel, c’est celui qui s’attache à l’univers et à son unité, soit actuelle, soit possible et idéale. Cet intérêt est d’abord naturel, puisque le système de l’univers dont nous sommes inséparables et solidaires doit naturellement produire en nous, dès qu’il est conçu, quelque tendance qui corresponde au tout et non pas seulement à nous-même. D’autre part, cet intérêt est moral, parce qu’il est le plus haut intérêt qu’un être intelligent puisse concevoir et sentir. A qui aime tous les êtres dans l’être universel, que voulez-vous demander de plus ? Nous avons donc ici une coïncidence parfaite de la forme et du contenu : c’est la vie universelle qui, dans son antithèse relative avec la vie individuelle, apparaît et apparaîtra toujours comme constituant l’objet de la moralité. En d’autres termes, un être capable de concevoir l’univers et, en particulier, l’universalité des consciences dont l’humanité nous offre une première réalisation, ne pourra jamais demeurer absolument indifférent à cette idée ; il se produira toujours en lui une direction de la volonté dans le même sens. Cette direction pourra être contrariée par l’intérêt individuel ; mais, là où cet intérêt est supprimé ou réprimé, elle subsistera et elle constituera dans l’individu même un intérêt pris à l’universel, à autrui et à tous, conséquemment un intérêt universel qui, d’un autre nom, s’appellera désintéressement et, d’un autre nom encore, moralité. Ce qu’on nomme devoir sera le contraste de cet intérêt universel avec les intérêts sensibles.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.