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En nous montrant ainsi combien est bornée notre puissance de prévoir, M. Wundt veut nous ôter le droit de « marquer une limite logique à révolution. » Puisque, d’une part, dans l’ordre moral, les effets futurs ne peuvent se déduire à l’avance des causes auxquelles ils sont liés ; puisque, d’autre part, les effets derniers de nos volitions ne peuvent se déduire de nos volitions mêmes, il en résulte, pour l’avenir, un double caractère d’indétermination par rapport au présent actuellement connu. Cette indétermination rend possible, dans le monde, un progrès mental et moral auquel personne ne pourra jamais défendre à l’avance d’aller plus loin. En un mot, ni l’anéantissement ni la limitation du progrès moral dans le monde ne pourront être l’objet d’une démonstration ou même d’une conception claire. Il en résulte que la perfectibilité mentale apparaîtra toujours comme indéfinie, sinon sous une forme, du moins sous une autre : la fécondité de l’univers mental est impossible à borner pour nous.


Nous pourrions apporter des raisons plus positives pour faire voir que le progrès mental est possible ; nous nous contentons ici d’avoir montré qu’il n’est pas impossible. Cette situation est celle qui, dans l’avenir, conviendra le mieux au désintéressement moral ; un idéal certain, dont la réalisation est incertaine, voilà ce que l’homme se proposera à lui-même par la moralité. C’est peu au point de vue du savoir, c’est assez au point de vue de l’action. Il y aurait quelque faiblesse à demander davantage ; mieux vaut envisager virilement la situation dans tout ce qu’elle a de critique. C’est du moins l’attitude qui convient au philosophe ; c’est aussi, sans doute, celle que prendra de plus en plus l’humanité réfléchie. D’ailleurs, dans la pratique, si nous ne sommes pas certains de la réalisation finale et universelle du bien, de la plus haute des idées-forces, nous sommes du moins certains de pouvoir réaliser quelque bien en nous et autour de nous. Commençons par cette réalisation, et advienne que pourra. Soulager une misère actuelle, a-t-on dit avec raison, alléger quelqu’un d’un fardeau, d’une souffrance, voilà ce qui ne peut pas tromper. « Même dans le doute, on peut aimer ; même dans la nuit intellectuelle, qui nous empêche de poursuivre aucun but lointain, on peut tendre la main à celui qui pleure à nos pieds. » Qui peut dire, d’ailleurs, si le verre d’eau donné à celui qui a soif ne vaut pas plus, à lui seul, que tout l’Océan sous nos yeux et tout le firmament sur nos têtes ? Donnons-le donc, et que, dans l’immense univers, il y ait au moins un petit coin où un être, en face d’un autre être, aura eu pitié.

Le dévoûment, qui est le sacrifice de soi, et au besoin de sa vie,