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quiproquos donnent du corps à l’action : dans le Jeu de l’amour et du hasard, dans les Fausses confidences, dans l’Épreure. Et puis ce théâtre de Marivaux est, je ne dirai pas superficiel, car il ne laisse rien, il laisse même trop peu à ignorer sur son objet. C’est cet objet qui est, si je puis dire, superficiel. M. Lenient fait très justement remarquer qu’il n’y a pas de caractères dans Marivaux : ses comtesses, ses Dorantes, ne se distinguent pas très bien les uns des autres. C’est qu’en fait, ce que Marivaux peint n’est pas individuel : ce sont certains sentimens, certaines combinaisons de sentimens qui peuvent, dans un certain âge, se produire à fleur d’âme et se superposer au caractère personnel dans un monde poli et sensuel. Il n’est pas d’homme qui ne puisse être Dorante à un moment donné ; il n’est pas de femme qui n’ait, à son heure, senti comme une de ces comtesses. Le fond des âmes n’importe pas : c’est une légère maladie que tout le monde peut gagner en ce siècle et qui s’en ira sans modifier la constitution intime. En voulez-vous la preuve ? Essayez d’imaginer ce qu’ont été avant la pièce, ce que seront après, les personnages de Marivaux : cela est impossible. Marivaux, pourtant, était capable de quelque chose de plus grand et de plus profond. Il a donné sa mesure dans ses journaux d’observation morale et dans ses romans inachevés.

Quant à Beaumarchais, il se résume en Figaro : le Figaro du Mariage, bien entendu. Car celui du Barbier, malgré quelques saillies irrévérencieuses, n’est encore qu’un cousin de Mascarille et de Gil Blas : c’est un valet d’ancien régime, non un tribun révolutionnaire. Au point de vue du théâtre, le Mariage ne vaut pas le Barbier : l’action y traîne parfois dans des conversations satiriques ou des sentimentalités maussades. L’esprit n’y est pas toujours de qualité : il y a là beaucoup de « bourre, » comme disait le vieux Malherbe. Surtout cet esprit est moins spontané, moins primesautier qu’on ne l’a cru longtemps. Ce n’est pas non plus par la profondeur de l’observation morale que vaut la pièce : elle ne nous apprend pas grand’chose sur l’homme. Figaro, avec ses mots de journal, n’a pas la valeur typique de Sosie ou de Gil Blas. Almaviva est dans vingt comédies du siècle. Basile est une silhouette amusante d’hypocrite, qui donne envie de lire Tartufe ou la tirade de Don Juan, pour connaître l’hypocrisie. Suzanne est « verdissante, » et puis « sage. » Il n’y a que la comtesse démoralisée par l’ennui, au point que le cou blanc d’un enfant la bouleverse, il n’y a que ce polisson de Chérubin, encore gamin et déjà libertin dans son premier et platonique roman d’amour, qui soient réels et vivant avec intensité. Mais tout cela n’était pour Beaumarchais qu’un accessoire et comme l’assaisonnement de sa comédie. Elle fit son effet par d’autres