Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/422

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quel lourd ennui assomma la salle entière. C’est que ce qui nous touche, c’est la vie, non la finesse de l’imitation ; ou plutôt, au théâtre, la finesse ne consiste pas dans l’imperceptible ténuité du trait, elle est dans la pointe pénétrante qui touche à l’essentiel et manifeste l’invisible.

Et puis tout concourt à rendre la peinture des mœurs insuffisante et fausse. Il n’y a pas de dessous ; tout est à fleur de peau, on ne me montre rien de profond, rien même d’intérieur. Ces jolis abbés, ces colonels galans, ces marquises du bel air, quelle est leur âme intime, leur ressort secret ? les papillotent, ils voltigent, ils font leurs grâces, ils sifflent leurs airs. Et puis, que sont-ils au fond ? Rien, dites-vous ; le dedans est vide, la peinture est donc exacte. Mais qu’on me le rende sensible, ce vide, et quand je ne vois que des surfaces, qu’on ne me laisse pas me demander avec inquiétude si c’est insuffisance de l’auteur, ou caractère du modèle. Et pourtant je les connais d’ailleurs, ces hommes du jour et ces femmes à la mode. Quoi qu’on en dise, il y a un dessous à cette politesse raffinée, à cette conversation spirituelle. Ce dessous, les mémoires, les lettres, les romans nous le découvrent assez ; c’est le siècle de Richelieu, de Lauzun, et de Faublas aussi réel qu’eux. De toute cette corruption des mœurs, de tant d’amours sans passion, qu’est-il passé dans la comédie ? Une pointe de sensualité, un air de libertinage, certaine façon d’attacher le goût des femmes à la bonne mine des hommes. Idéalisme, dira-t-on ; mais quel idéalisme est-ce donc que celui-là, qui consiste à supprimer le caractère essentiel de l’objet qu’il représente ?

C’est qu’une double fatalité pèse sur les écrivains. Hommes du monde, comment songeraient-ils à regarder ce qu’il y a au fond de la vie du monde ? La forme est tout ; car s’il n’y a que les apparences qui distinguent l’homme du monde de celui qui n’en est pas, rien n’est plus réel, plus important que les apparences. Les signes prennent une valeur absolue et empêchent de songer aux choses. De plus, les lois du bon ton interdisent aux écrivains de représenter non seulement tout ce qui est brutal et violent mais même tout ce qui est nature et nécessité. La société repose sur une fiction : c’est que tous ceux qu’elle réunit sont de loisir, entièrement libres de corps et de pensée, ne faisant rien que par choix et pour le plaisir commun. Les éclats des passions extrêmes, l’âpreté impérieuse des appétits et des besoins doivent rester à la porte des salons, et la comédie, par conséquent, ne peut les recevoir. En second lieu, les auteurs dramatiques, comme hommes de lettres, sont esclaves des règles. De l’Art poétique interprété par deux ou trois générations d’écrivains polis, est sortie une gênante étiquette qui