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De la France noire, il n’y a encore que peu de choses à dire. On a vu ses enfans, disséminés dans les cases de l’Esplanade ; M. de Brazza, qui les inventa, pourrait seul se reconnaître dans l’inextricable fouillis des races qui pullulent entre le Sénégal et le Congo. Quelques-unes nous ont envoyé de beaux spécimens, des gaillards athlétiques, à la physionomie intelligente et avenante ; ils auront relevé l’idée qu’on se faisait communément de ces nègres. Sans doute, on ne parviendra jamais à les conduire très haut, mais on les conduira facilement. Lui aussi, ce royaume en formation ne nous a demandé aucun sacrifice sensible ; s’il en demandait, j’ose croire qu’il faudrait les faire. Je ne sais pas de document plus instructif, pour qui veut s’amuser à deviner l’histoire du siècle prochain, que la dernière carte d’Afrique dressée à Berlin par M. Liebenow. Il a pris forme, il s’est rempli, ce grand triangle vide dans l’intérieur duquel nous savions à peine tracer quelques lignes indécises, quand les hommes de ma génération étaient au collège ; et le cartographe berlinois y a teinté en couleurs les ambitions, sinon les acquisitions effectives de chaque peuple européen. Les Allemands s’attribuent de gros morceaux, entre autres 15 degrés du méridien au-dessous de l’équateur, sur la côte orientale. Le vaste territoire qu’ils revendiquent est limitrophe, par les grands lacs, de l’état belge, de l’état indépendant du Congo, qui va lui-même rejoindre l’Océan occidental. Or on ne sait jamais combien de temps un état aussi lointain restera belge et indépendant ; s’il doit perdre un jour ces deux qualités, on verra vraisemblablement la couleur impatiente de M. Liebenow s’étendre sur toute la largeur du continent, d’un océan à l’autre ; une barre gigantesque coupera l’Afrique en deux tronçons. Voilà des prévisions à longue échéance, si l’on peut parler de longues échéances dans ce temps-ci ; mais chacun le pressent, avant que le siècle prochain ne soit très vieux, c’est à l’intérieur de l’Afrique que les grands coups de pioche iront tenter les grands coups de fortune, sans préjudice d’autres coups, peut-être. Il faudra que nous soyons là, parce que nul n’a droit de s’arrêter dans une troupe en marche, sous peine de déchéance. Les adversaires les plus résolus de la politique coloniale ne prouveront pas que nous puissions nous soustraire aux conditions communes de l’Europe ; à nous comme à nos rivaux, elles imposent la fatalité de l’expansion sur le globe.

Cette fatalité nous a poussés en Asie, sur l’autre continent où le géographe pourrait refaire sa carte des convoitises forcées. On a donné dans l’Exposition une large place à la France jaune, et l’on a eu raison ; nous sommes de si étranges Athéniens, que les pagodes, les pousse-pousse, et surtout ces petits soldats aux figures