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leur manière ou leurs sujets, caressent les goûts du jour et flattent ses habitudes, équivaut, presque toujours à un véritable aveuglement. La fonction de la postérité est de remettre les choses en leur juste place. Sommes-nous, à cette heure, suffisamment dégagés des dernières luttes, pour être en mesure d’accomplir ce triage délicat avec une impartialité suffisante ? Ce serait une outrecuidance de le penser. C’est déjà beaucoup qu’il nous soit à peu près possible de démêler, dans le vaste fleuve d’activité qui emporte les peintres français depuis un siècle, les doubles courans qui, se séparant sans cesse pour toujours se réunir, en forment la masse profonde et majestueuse, le courant de science et le courant d’imagination, le courant de traditions et le courant d’observations, le courant d’idéalisme et le courant de réalisme, qui, en se mêlant à doses inégales, lui donnent, suivant les heures, un aspect, une profondeur, une saveur différentes, mais qui descendent ensemble des mêmes sources, l’amour de la vie et l’amour de la nature.


I

Il est certain qu’après 1750, si une réaction ne s’était pas opérée contre Bouclier, Vanloo, Natoire et leurs pauvres imitateurs, la peinture française, de plus en plus réduite à des pratiques affadies, courait le risque de s’anéantir dans la futilité et l’insignifiance. L’étude de la nature était peu à peu devenue, pour ces décorateurs superficiels, une superfluité gênante. Par une conséquence logique, à mesure que s’affaiblissaient en eux le respect de la vérité et le sens de la beauté, leur technique, non renouvelée, perdait, de son côté, en force et en solidité, ce qu’elle gagnait en facilité. Rien de plus mou, de plus incorrect, de plus incertain que cette peinture efféminée de la fin du XVIIIe siècle, non seulement chez Lagrenée et Drouais, mais chez Greuze, dont les littérateurs et les moralistes crurent en vain pouvoir opposer la sensiblerie à la sensualité de ses rivaux, et qui demeura toujours, sauf en quelques études et, portraits, un assez médiocre exécutant. Chardin et La Tour, presque seuls, conservèrent alors, avec une surprenante franchise, dans ce milieu corrompu, l’intelligence des réalités saines et de la facture simple et forte. Quelques dessins de Greuze et de Fragonard, plus deux peintures de ce dernier, montrent bien au Champ de Mars ce qu’était devenu le sentiment de la forme chez les plus malins et les plus populaires. On ne saurait mettre plus d’impertinence, dans la sentimentalité ou la légèreté, à se moquer de la réalité et des conditions nécessaires à l’existence des corps. Dans toutes ces figurines, lestement troussées ou retroussées, ni