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enfant. Il y a plus de souplesse et d’agrément dans la tête souriante et vive, un peu évaporée, de Carle Vernet. Le seul peintre de ce temps, qui, à vrai dire, se révèle au Champ de Mars comme supérieur à sa réputation, c’est le bon Martin Drolling (1752-1827), l’auteur de la Cuisine du Louvre si propre et si reluisante. Ses trois portraits, ceux de Mme Vincent, de M. Belot, de Baptiste aîné, sont à la fois d’un physionomiste hors ligne et d’un praticien consommé ; celui de Baptiste, surtout, qui appartient à la Comédie-Française, pour la justesse, la sûreté, la délicatesse, est un véritable chef-d’œuvre.

Il est deux artistes supérieurs qu’on regrette de ne pas rencontrer au Champ de Mars : Vien, mort en 1809, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, et Joseph Vernet, mort le 3 décembre 1789. La justice eût voulu qu’on les mît en tête, car ce sont eux qui, l’un dans l’histoire, l’autre dans le paysage, comprirent les premiers la nécessité d’un retour au respect de la nature. Les deux peintures du Louvre, l’Ermite endormi, cette étude vigoureuse, d’un réalisme presque moderne, le Saint Germain et le Saint Vincent, cette composition si claire et si colorée, datent, l’une, de 1750, l’autre de 1755. Pendant son premier séjour en Italie, Vien, au grand désespoir de son directeur Natoire, avait osé regarder d’un œil timide les maîtres qu’on ne regardait plus, Caravage et les anciens Vénitiens. Il était aussi descendu dans les mines d’Herculanum et s’était épris de la véritable antiquité. Dans son atelier s’est formé tout le groupe des novateurs qui voulurent fonder la réforme de l’art sur une intelligence plus exacte de l’art antique et une étude plus attentive de la nature. La plupart devaient sans doute se laisser absorber par la personnalité énergique de leur condisciple, Louis David ; mais, à leurs débuts, Ménageot, Vincent, Taillasson, ne mirent pas moins d’ardeur à s’élancer dans la route frayée par le maître. L’un des plus jeunes, Regnault (1754-1820), parut même, durant, quelque temps, le seul rival qu’il fût possible d’opposer à David. Regnault se laissa, beaucoup moins que David, entraîner vers l’imitation sculpturale et s’efforça de concilier le dessin et la couleur, le style et la vie ; son tableau des Trois Grâces, de la collection Lacaze, parut en son temps une œuvre d’un naturalisme outré. Plus tard il s’assagit, il devint le modèle des professeurs académiques, « le Père La Rotule, » mais il avait quelque droit à figurer aussi parmi les précurseurs de l’art moderne. Quant à Joseph Vernet, il suffit de regarder au Louvre ses Vues de Rome, peintes vers 1740 et de les comparer avec les études faites par Corot vers 1850 dans les mêmes sites, pour saisir le lien d’étroite parenté qui rattache les deux maîtres à cent ans de distance.