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puissance supérieure chez le maitre, et comme la femme à la mode, costumée à l’antique, s’y transforme sans effort en une figure antique ! Que l’on compare aussi l’exécution des pieds et des mains, si vive et si nette chez David, si lisse et si affectée chez Gérard, on verra où est la vérité. Tout cela soit dit sans diminuer la valeur de Gérard, peintre officiel et peintre mondain, car il apporta, dans cette carrière, une souplesse et une habileté dont on peut juger par une dizaine d’esquisses empruntées à la collection si curieuse de Versailles. Parmi les esquisses se trouve celle du Portrait d’Isabey et de sa fille, du Musée du Louvre ; cette peinture, chaleureuse et vivante, inspirée par la reconnaissance, est restée son chef-d’œuvre.

En fait, il n’y eut du temps et autour de David que deux peintres vraiment indépendans, deux peintres dans le vrai sens du mot, complets dans leur métier, naturels dans leur inspiration, Prud’hon et Gros. Ceux-ci sont vraiment les pères de l’art moderne, ceux qui lui ont transmis à la fois les procédés et la poésie, le sens de la beauté et le goût de la vérité. Par suite des hasards, fâcheux en apparence, de leurs jeunesses difficiles, tous deux eurent la bonne fortune d’échapper à l’oppression irrésistible de David. I. Italie les sauva tous deux, par des voies très diverses. Prud’hon, pauvre provincial, pensionnaire des États de Bourgogne, se trouva à Rome moins en vue, mais plus libre que les pensionnaires du roi. Lié, comme les autres, avec Winckelmann, Mengs, Canova, tous les archéologues et artistes que les découvertes d’Herculanum ramenaient vers l’idéal antique, il vécut plus qu’eux, seul et à loisir, devant les œuvres elles-mêmes, romaines et grecques, avec les maîtres du XVIe siècle qui les avaient le mieux comprises dans leur esprit et dans leur charme, Corrège et Léonard de Vinci. Lorsqu’il revint à Paris, tendre, mélancolique, modeste, déjà victime des entraînemens de son cœur, déjà malheureux en ménage et surchargé de famille, n’ayant pour soutien que son rêve, il n’y trouva que la misère. Courage et volonté, rien ne lui manquait pourtant ; c’est alors qu’il fit, pour des en-têtes de lettres, pour des estampes, pour son plaisir aussi, bon nombre de ces dessins au crayon noir, rehaussés de blanc, dans lesquels éclate, avec une intelligence si vive de la beauté antique et une science de rendu si ferme et si libre, un accent de poésie délicate, profonde, chaleureuse, tout à fait personnelle ; Quelques-uns de ces papiers précieux, la Minerve unissant la Loi avec la Liberté et la Nature, le Joseph et la femme de Putiphar et bien d’autres, tout imprégnés encore d’un enthousiasme ardent pour Corrège et Raphaël, se trouvent au Champ de Mars ; on ne saurait trop les y étudier. Mais, en