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trop personnel et trop original pour devenir facilement instructif. Il suffit de voir ce que sont devenus les rares élèves ou imitateurs de ces deux grands artistes qui se sont traînés trop humblement à leur suite et qui n’ont point remonté, comme l’a fait Flandrin, aux sources mêmes de leurs génies. En revanche, on comprend toute la portée de ces génies lorsqu’on voit qu’il n’est, depuis leur apparition, presque aucun peintre qui se soit entièrement soustrait à leur double influence.

En regardant les œuvres de la jeunesse d’Ingres, on s’explique l’attrait qu’elles durent exercer sur un petit cercle d’esprits cultivés en même temps que la répulsion produite sur le plus grand nombre. Le mérite d’Ingres, c’est d’avoir, au sortir de l’atelier de David, compris., avec une naïveté durable, que l’antiquité qu’on y donnait en exemple était une fausse antiquité, qu’il fallait remonter, pour trouver des modèles originaux, purs et suggestifs, des Romains aux Grecs, et des Bolonais aux Florentins. Il y avait déjà eu, sous la révolution, une tentative de ce genre dans l’atelier de David, où s’était formé, sous l’influence d’un tout jeune homme, Maurice Quay, un groupe qui s’intitulait les Primitifs. Maurice Quay passa pour fou et mourut jeune. C’était, on le voit, un précurseur des préraphaélites anglais et d’une bonne partie de nos peintres et sculpteurs contemporains ; mais l’heure d’un pareil retour vers le XVe siècle n’était pas encore venue. Seul, Ingres, eut le courage de son opinion. Son envoi de Rome, Jupiter et Thétis (1814), respire une intelligence profonde et une étude attentive des vases et des marbres grecs qu’on chercherait vainement dans toutes les figures mythologiques, sèchement emphatiques ou fadement élégantes, de l’école davidienne. L’attitude tranquille et puissante du Jupiter, le mouvement souple, insinuant, plein d’angoisse, de la suppliante, qui tend vers lui son cou gonflé et ses yeux humides, la fierté douce des visages, la légèreté des draperies, la beauté des proportions et la délicatesse des modelés donnent à cette œuvre singulière une saveur étrange et noble. C’est avec la même candeur, candeur touchante et de tout temps fort rare, qu’Ingres, deux ans après, peint un Napoléon Ier sur le trône, en s’inspirant, cette fois, des camées impériaux. Il étudie ensuite le visage placide et insignifiant de la Belle Zélie avec la béatitude enfantine d’un élève de Pier della Francesca ou de Pérugin. Nous eussions aimé à voir, à côté de ces études d’archaïsme antique, ces études d’archaïsme du moyen âge dont nous avons parlé. On y eût constaté que, sous la froideur voulue du coloris, se montre, pour u : i œil impartial, une connaissance bien plus vraie et bion plus sérieuse du moyen âge, étudié dans ses œuvres d’art, que dans la