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plupart des tableaux de genre romantique où le jeu des couleurs ci le jeu des touches dissimulent l’invraisemblance des personnages. Un dessin de Charles V, régent du royaume, rentrant à Paris, montre la conscience qu’apportait Ingres dans ces travaux en dehors du courant ordinaire de son esprit. C’est aussi à la section des dessins qu’on trouvera réunis bon nombre de ces portraits exquis à la mine de plomb et de ces études de nus ou de draperies qui font d’Ingres, comme dessinateur, l’égal des plus grands maîtres de la renaissance.

La peinture d’Ingres, toutefois, qui attire avec raison la plus vive curiosité est le fameux Saint Symphorien, de la cathédrale d’Autun, qui a suscité tant de querelles en son temps, et qui est placé tout près de la Bataille de Taillebourg, par Eugène Delacroix, afin qu’on puisse comparer les deux maîtres en deux œuvres capitales. La bataille de Taillebourg n’est pas, sans doute, dans l’œuvre de Delacroix, le morceau où sa puissance dramatique et symphonique se soit le plus nettement et le plus splendidement affirmée. Les Massacres de Scio, l’Entrée des Croisés, la Clémence de Trajan, sont, dans son genre épique, des œuvres moins discutées, peut-être parce qu’elles joignent à leurs qualités romantiques celles d’une ordonnance pondérée et claire, d’une ordonnance classique. Dans la Bataille de Taillebourg, comme dans la Mort de Sardanapale, Delacroix, au contraire, a poussé à ses conséquences extrêmes le système romantique. Absence de symétrie, violence de mouvemens, enchevêtrement des corps, confusion des plans, mutilation des figures, tout ce qu’on enseignait dans l’école à redouter, Delacroix l’accumule avec une sorte de rage et de défi dans ces deux compositions. C’est pourquoi nous les regardons comme très caractéristiques. La Bataille de Taillebourg, commandée pour Versailles, était une éloquente protestation contre la banalité avec laquelle la plupart des peintres y disposaient alors leurs batailles où l’on ne se battait que dans le lointain, la première place étant réservée au roi ou au général, toujours calme et en tenue irréprochable sur son coursier officiel. La mêlée de Delacroix, au contraire, est une véritable mêlée, grouillante, sanglante, hurlante ; le jeune roi Louis n’est pas, de tous, celui qui tape le moins dur. Comme agitation, comme bousculade, comme sonorité retentissante et vibrant accord de couleurs, comme virilité et liberté d’exécution, c’est vraiment une merveille ; on ne saurait trouver, si ce n’est chez Rubens et Rembrandt, une peinture mieux d’ensemble, plus accordée, plus une. C’est tout le contraire du système de Guérin et de Girodet, qui consistait à juxtaposer des figures isolées sans les lier autrement que par le geste expressif.