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le bel esprit ; il se donne pour ce qu’il est, pour un libertin, un homme qui aime les filles par-dessus tout. — Jeune homme, n’en soyez pas la dupe. C’est avec cela qu’on a des reines. » Le public, en effet, le regarda comme le favori de Marie-Antoinette, tandis que la société intime de celle-ci s’efforçait de le discréditer, de le ridiculiser par mille contes bleus ; ainsi, on raconta qu’il s’était présenté sous la livrée de la reine ; qu’au moment où il mettait un genou en terre afin qu’elle posât le pied sur l’autre pour monter en carrosse, elle l’avait bafoué. Mme Campan affirme qu’elle le chassa de sa présence parce qu’il avait osé lever les yeux sur sa majesté, et qu’elle entendit l’exécution : d’où, parait-il, le refus de la survivance du régiment des gardes françaises que commandait son oncle, le maréchal de Biron, refus impolitique qui rejeta Lauzun dans le parti d’Orléans. Mme Campan ne nie pas l’anecdote de la plume de héron, mais elle voit au microscope ce que d’autres ont peut-être vu au télescope. le récit du duc est entre les deux opinions : remarqué par la reine en 1775, la voyant sans cesse à la chasse, à la cour, dans le salon de Mme de Guéménée, il prétend seulement la couvrir de gloire, qu’elle devienne l’arbitre de l’Europe en concluant un traité avantageux avec la Russie, et il obtient un instant de Catherine II des pouvoirs sans limites. Lui-même n’est pas insensible à l’honneur qui lui reviendra d’une telle entreprise menée à bien ; le héros de roman voudrait se transformer en héros d’histoire, mais il ne tarde pas à s’apercevoir qu’un tel rôle pour cette jeune reine dépasse ses forces et son courage. Déçu de ce côté, attiré par la tsarine, qui lui fait les offres les plus glorieuses s’il veut entrer à son service, il se rend aux instances de Marie-Antoinette et refuse, par désintéressement, de devenir son premier écuyer, prend une maîtresse pour donner le change à la médisance, et se donne les airs de ne protéger personne, bien que beaucoup de gens le pressent d’employer son crédit en leur faveur. Il lui conseille de jouer moins gros jeu dans les cabinets, de s’occuper davantage du roi ; mieux encore, il l’avertit des bruits qui courent et la supplie de diminuer les marques de ses bontés : « Elle me tendit la main, je la baisai plusieurs fois avec ardeur, sans changer de posture ; elle se pencha vers moi avec beaucoup de tendresse. Elle était dans mes bras lorsque je me relevai. Je la serrai contre mon cœur, qui était fortement ému ; elle rougit, mais je ne vis aucune colère dans ses yeux. — Eh bien ! reprit-elle en s’éloignant un peu, n’obtiendrai-je rien ? — Le croyez-vous, répondis-je avec beaucoup de chaleur ; suis-je à moi ? N’êtes-vous pas tout pour moi ? C’est vous seule que je veux servir, vous êtes mon unique souveraine. Oui, continuai-je plus tristement, vous êtes ma reine, vous êtes la reine de France. »