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permettre à un autre de vous suivre au spectacle ; encourager un cinquième dans son amour malheureux : ne point désespérer le fougueux qui prend sa violence pour de la passion et qui espère vous séduire en vous disant qu’il fait sauter des fossés à son régiment. Je vous vois enfin faire des frais pour un ou deux qui vous comprennent, mettre votre esprit à fonds perdu pour les autres, mais je ne vois pas votre cœur en jeu dans tout cela. Deux ou trois menteurs de profession vous font des contes dont vous n’êtes plus la dupe. Deux ou trois faiseurs se flattent de vous faire prendre leur parti dans les affaires qui commencent à s’embrouiller… »

Voilà, peint sur le vif, le manège d’une jolie femme qui gouverne par son regard et son esprit, et tient en haleine des prétendans qu’à l’instar de Mme de Montesson, elle renvoie toujours mécontens, jamais désespérés. Sa dictature gagne de proche en proche, les salons philosophiques, littéraires, politiques sont à sa dévotion, elle entre dans la société intime du duc d’Orléans, et l’on s’empresse chez elle comme on courait à Chanteloup après la disgrâce du duc de Choiseul. « Je suis la reine de Versailles, soupirait Marie-Antoinette, mais c’est Mme de Coigny qui est la reine de Paris. » Vainement le prince de Ligne essaiera-t-il de la mettre en garde contre le libéralisme à la mode, vainement l’engagera-t-il à ne prendre que le parti des gens qui l’amusent, à adopter pour opinions politiques celles qui lui inspirent les mots les plus piquans, à se moquer du tiers et du quart ; elle se lance de plus en plus dans l’opposition, et, ce qui n’étonne pas, ses sympathies pour certains principes ne sont que des antipathies contre certaines personnes.

Elle sème les mots à l’emporte-pièce avec une prodigalité de millionnaire, et, comme il arrive d’ordinaire aux gens célèbres, on lui on attribue peut-être plus qu’elle n’en fait. Après la publication des Liaisons dangereuses (1782), elle ferma sa porte à Laclos qu’elle recevait auparavant, et dit à son suisse : « vous connaissez bien ce grand monsieur maigre et jaune, en habit noir, qui vient souvent chez moi ? Je n’y suis plus pour lui ; si j’étais seule avec lui, j’aurais peur. » Elle disait du baron de B… : « Ce n’est, parbleu, pas une bête que le baron, c’est un sot. » D’Allonville rapporte que, racontant un jour à Diane de Polignac les détails d’une entrevue assez dangereuse dont elle était sortie à son honneur : « Savez-vous, observa celle-ci, que vous avez joué là très gros jeu ? — Un jeu d’enfer, reprit-elle. » Il serait d’elle aussi, le fameux : « Quand finira-t-elle ? » en réponse à Rulhière qui prétendait n’avoir fait en sa vie qu’une méchanceté. Et comme l’académicien se récriait : « Que je vous trouve méchante vous-même ! » elle riposta : « C’est que vous me prenez pour votre miroir, »