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Elle avait épousé en 1775 le fils du duc de Coigny : mariage conclu sous de singuliers auspices, si l’on accepte une anecdote assez originale, a Le mariage du marquis de Coigny avec Mme de Conflans a donné lieu à des soupers de famille, dans lesquels nous avons vu renaître l’ancienne gaieté française. Lorsqu’il fut question de ces repas, le duc de Coigny dit à M. le marquis de Conflans : « Sais-tu que je suis fort embarrassé ? — Et pourquoi ? — C’est que je n’ai jamais soupe de ma vie chez ta femme ! — Ma foi, ni moi non plus. Nous irons ensemble et nous nous soutiendrons. »

L’amour, qui n’avait point été la cause de cette union, n’en devint pas non plus l’effet : la marquise supporte fort bien les petites infidélités de son mari, et ne lui reproche guère que sa lésinerie. Et même, sept ans après le mariage, elle lui témoigne encore de l’attachement : lorsqu’il se décida tout d’un coup à mettre son épée au service des États-Unis, elle ressentit beaucoup de chagrin, et, n’ayant pu le détourner de ce projet, l’accompagna jusqu’à Rennes. Elle savait qu’on l’accuserait d’exagération, d’affectation, de fausseté même, et elle avait écrit à Lauzun un billet qui se termine ainsi : « Sachez défendre ce que vous savez si bien aimer. » Le duc obéit et la défendit de bonne foi.

Il n’avait cessé de penser à elle, mais avant son départ pour l’Amérique il n’ose pas se déclarer. Chargé de porter en France la nouvelle de la capitulation de lord Cornwallis, bien accueilli par le roi, assez maltraité par les ministres qui s’empressent d’oublier les recommandations de Maurepas en sa faveur, il retrouve Mme de Coigny plus aimable, plus séduisante que jamais. Il a beau se dire qu’il n’est pas raisonnable de l’aimer, que cela le rendra fort malheureux : aucun bonheur ne lui convient autant. Ce qui ne l’empêche pas de rendre des soins à Mme Robinson, célèbre par ses amours avec le prince de Galles, sous le nom de Perdita, et de l’avoir. Et il ne le cache nullement à la marquise. « Qu’importent mes actions, se dit-il sans cesse, si elle peut lire dans mon cœur ? » Perdita partant pour Londres, il l’accompagne jusqu’à Calais, et il a l’air de lui sacrifier la marquise avec qui il devait dîner chez Mme de Gontaut. Cependant il lui écrit et saisit cette occasion bizarre de l’assurer qu’il l’adorera toute sa vie. « Il n’y avait pas d’autre femme qui put m’entendre. Mme de Coigny me comprit parfaitement, me crut et m’écrivit, sans répondre à ma déclaration… Je voyais beaucoup de gens occupés d’elle ; quelques-uns étaient redoutables pour moi, je savais tout ce que j’avais de désavantage ; je n’avais plus ni la grâce, ni la gaîté de la jeunesse, mais j’avais un cœur qu’elle connaissait, qui ressemblait beaucoup au sien, et j’espérais de tous deux. Je trouvais à l’aimer sans rien prévoir un bonheur que ne m’avait jamais donné l’amour. Je m’efforçais d’être