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elle le demandera au ministre dès qu’elle sera à Paris, et peut-être même à l’empereur… Nous avons été dès le matin voir ce pauvre arbre, et j’en ai emporté des feuilles pour en faire une guirlande solide, afin de l’orner un peu plus convenablement. Nous nous sommes assises sur le serpolet, au haut d’un chemin désert, et Mme de Coigny m’a raconté mille choses sur le temps de l’émigration et sur la mort de sa seconde fille, la petite Rosalba, qu’elle pleure toujours à Noël, jour où elle est morte, pour avoir peut-être été trop gâtée, agitée, soignée et câlinée. Mme de Coigny l’amenait partout et la montrait à tout le monde, même la nuit, dans son berceau. Ah ! comme c’est triste ! »

En quittant Plombières, elles passèrent par Luxeuil ; et, sur la route de Vesoul, elles aperçurent les ruines poétiques du château de Montaigu, au haut d’un rocher qui perce les nuages. Mlle Newton aurait voulu savoir tout ce que ces tours ont vu : « Sans doute, dit Mme de Coigny, ce qu’on voit à présent dans les châteaux modernes, car l’humanité a toujours les mêmes passions, quoique les murs changent de forme. » Oui, sans doute, l’homme sera toujours l’animal qui se bat et qui se querelle, qui aime et qui hait, qui, au réel et au figuré, boit de la folie rouge et blanche, et succombe plus aisément à l’ivresse morale qu’à l’ivresse physique ; mais il est aussi le roseau pensant qui combine, invente sans cesse des moyens de bonheur et de malheur ; mais les murs, en changeant de forme, en devenant successivement château féodal, maison bourgeoise ou rustique, entraînent aussi des changemens de fond, des idées nouvelles qui, à leur tour, engendrent de nouveaux sentimens. Les causes et les effets ont leurs actions réflexes ; ils sont emportés dans le tourbillon de l’histoire universelle, la cause d’un événement se métamorphosant en effet d’un autre, les anciennes passions cédant la place aux jeunes passions, comme les vieilles modes disparaissent devant la mode d’aujourd’hui. Et si l’on prétend que la mode nouvelle n’est qu’un retour à une mode déjà oubliée, ne peut-on répondre que l’homme moderne ne ressemble guère à l’homme d’autrefois, que chaque siècle a son empreinte, sa gloire, ses étonnemens, ses découvertes, ses défauts, différens de ceux des siècles précédons ? Aussi les vieilles tours de Montaigu, si elles avaient pu parler, auraient-elles révélé des mystères, raconté des drames, des épopées qui, par la variété du panorama, eussent charmé la questionneuse de Mme de Coigny. Le voyageur qui fait le tour du monde voit partout de l’eau, de la terre, des arbres, des maisons, des montagnes, des plaines : qui donc oserait cependant soutenir que son horizon reste toujours le même ? Mais le monde moral est infiniment plus vaste, plus compliqué que le