Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/604

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étouffé l’insurrection dans le sang, les idées, les traditions, les croyances et les passions des Hindous sont restées les mêmes.

Sur ces millions d’hommes l’Angleterre règne encore, et ce miracle est dû à la sagesse et à l’audace de quelques diplomates, à l’intrépidité de quelques milliers de soldats, à l’habileté, à la prudence des fonctionnaires, administrateurs et magistrats. Mais c’est un miracle, et si le prestige de l’Angleterre, un moment ébranlé, semble raffermi, il serait imprudent de se fier à l’apparence trompeuse. Elle ne l’a accompli qu’à la condition d’enrôler les vaincus au service des vainqueurs, d’imiter Rome recrutant parmi, les Barbares les légions qui tenaient les Barbares en échec : conception téméraire, qui, longtemps, réussit à l’empire romain et qui repose tout entière sur le prestige des vainqueurs aux yeux des vaincus. Mais le prestige a deux ennemis à redouter : l’échec, n’importe où, n’importe comment, puis la discussion. La discussion le ruine, l’échec le ruine, et ce prestige, si laborieusement, si péniblement conquis, peut être compromis, perdu par un insuccès sur quelque point du monde que ce soit.

Puis, danger plus imminent, l’esprit d’examen et de libre discussion importé ; par elle-même gagne chaque jour du terrain ; l’instruction, largement donnée aux classes moyennes de la population indienne, réveille les souvenirs et éveille des aspirations d’indépendance. L’idée témérairement mise en avant d’une future nation indienne que l’Angleterre aurait pour mission de former, implique l’idée d’émancipation. L’Inde attendra-t-elle d’être mûre pour vouloir se gouverner elle-même, et, le voulant, le pourra-t-elle ? Ce serait la première fois depuis cinquante siècles. Ou bien, suivant son immémoriale tradition, passera-t-elle sous le joug d’un nouveau maître ? Déjà, à l’extrémité de l’Afghanistan, ce champ de bataille de tous les conquérans asiatiques, aux portes d’Hérat, la clé de l’Inde, comme l’appelait lord Wellington, on entend retentir les pas des soldats du tsar. Des steppes des kirghiz à Khiva, à Khokand, à Samarcande, ils avancent et touchent à la frontière scientifique du nord-ouest. Les arrêtera-t-elle, ou, mieux qu’elle, les complications européennes suspendront-elles leur marche ?


III

Dans le frais patio du palais des Indes, sous ce jour tamisé qui, tombant de haut, repose l’œil fatigué de l’éblouissant soleil du dehors, au susurrement léger de l’eau qui s’épanche dans sa vasque de marbre, sur les dalles des larges corridors ombreux,