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de tomber à la renverse, dans son sang, le ventre ouvert. Si Allègre n’avait pas été à la Bastille, le parlement l’aurait fait rouer en place de Grève ; la Bastille le sauva, mais il ne pouvait plus espérer que sa liberté serait prochaine.

Quant à Danry, il lassa à son tour la patience de ses gardiens. Le major Chevalier, qui était la bonté même, écrivit au lieutenant de police : « Il ne vaut pas mieux que d’Allègre, mais il est cependant, quoique plus turbulent et colère, beaucoup moins à craindre, en tout genre, que lui. » Le médecin de la Bastille, le docteur Boyer, membre de l’Académie, écrit également : « J’ai lieu de me méfier du personnage. » Le caractère de Danry s’aigrissait de jour en jour. Il injuriait ses porte-clés. Un matin, on est obligé de lui enlevor un couteau et des instrumens tranchans qu’il a dérobés. Il se sert du papier qu’on lui donne pour se mettre en relation avec d’autres détenus et des personnes du dehors. Le papier est supprimé : Danry écrit avec son sang sur des mouchoirs ; le lieutenant de police lui fait défense de lui écrire avec du sang : Danry écrit sur des tablettes de mie de pain qu’il fait passer furtivement entre deux assiettes.

L’usage du papier lui est rendu, ce qui ne l’empêche pas d’écrire à Berryer : « Monseigneur, je vous écris avec de mon sang sur du linge, parce que messieurs les officiers me refusent d’encre et du papier ; voilà plus de six fois que je demande à leur parler inutilement. Qu’est-ce donc, monseigneur, avez-vous résolu ? Ne me poussez pas à bout, au moins ne me forcez pas à être mon bourreau moi-même. Envoyez-moi une sentinelle pour me casser la tête, c’est bien la moindre grâce que vous puissiez m’accorder. » Berryer, étonné de cette étrange missive, fait des observations au major, qui lui répond : « Je n’ai pas refusé de papier à Danry. »

Ainsi le prisonnier faisait croire de plus en plus qu’il n’était qu’un fou. Le 13 octobre 1753, il écrivait au docteur Quesnay pour lui dire qu’il lui voulait grand bien, mais qu’étant trop pauvre pour lui rien donner, il lui faisait cadeau de son corps, qui allait périr, dont il pourrait faire un squelette. Au papier de la lettre, Danry avait cousu un petit carré de drap et il ajoutait : « Dieu a donné aux habits des martyrs la vertu de guérir toutes sortes de maladies. Voilà cinquante-sept mois qu’on me fait souffrir le martyre. Ainsi il est sans doute qu’aujourd’hui le drap de mon habit fera des miracles : en voilà un morceau. » Cette lettre revint à la lieutenance de police au mois de décembre, et nous y trouvons une apostille de la main de Berryer : « Lettre bonne à garder, elle fait connaître l’esprit du personnage. » Or nous savons de quelle façon on traitait encore les fous au XVIIIe siècle.

Mais subitement, au grand étonnement des officiers du château,