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de cent quatre-vingts ensorcellemens et me faire copier cette histoire, d’après lui, dans un tas de papiers qu’il a tirés d’un sac, dont le caractère est indéchiffrable. »

Nous savons par Danry comment se passa la visite de l’avocat. Celui-ci entra dans la chambre du prisonnier sur les midi.

Danry lui présente les deux mémoires qu’il a rédigés et lui en explique le contenu. « Sur-le-champ, il me coupa court, en me disant : « Monsieur, je ne crois point du tout aux ensorcellemens. »

« Je ne perdis point courage, et je lui dis : « Monsieur, il ne m’est point possible de vous faire voir le corps du démon, mais je suis très certain de vous convaincre par le contenu de ce mémoire que feu la marquise de Pompadour était une magicienne, et que le marquis de Marigny, son frère, est encore aujourd’hui même en commerce avec les démons. »

A peine l’avocat eut-il lu quelques pages, qu’il s’arrêta tout court, posa le cahier sur la table et me dit, comme s’il s’était éveillé d’un profond sommeil : « N’est-ce pas que vous voudriez sortir de prison ? » Je repris : « Cela n’est point douteux. — Et comptez-vous rester dans Paris ou retourner chez vous ? — Quand je serai libre, je retournerai chez moi. — Mais avez-vous de quoi ? » À ce mot, je le pris par la main et je lui dis : « Monsieur l’avocat, je vous prie de ne pas vous fâcher des paroles que je vais vous dire. — Parlez, me dit-il, dites tout ce qu’il vous plaira, je ne me fâcherai point. — Hé bien, c’est que je me suis aperçu très distinctement que le démon s’est déjà emparé de vous. »

La même année, Malesherbes fit sa célèbre inspection des prisons. « Ce ministre vertueux vint me voir dans le commencement du mois d’août 1775, il m’écouta avec le plus vif intérêt. » L’historien qui a le mieux connu tout ce qui se rapporte à la Bastille, François Ravaisson, a cru que Malesherbes laissa le malheureux en prison par égard pour son collègue Maurepas. « On aurait dit que le premier acte de Maurepas, en reprenant le ministère, avait été de faire sortir son ancien complice. » Une lettre de Malesherbes au gouverneur de Vincennes détruit cette supposition : « Je m’occupe, monsieur, de l’examen des pièces qui concernent vos différens prisonniers. Danry, Thorin et Maréchal sont tout à fait fois suivant les notes qu’on m’a données, et les deux premiers en ont donné des marques indubitables en ma présence. »

Danry fut, en conséquence, transféré à Charenton le 27 septembre 1775, « pour cause de dérangement de tête, en vertu d’un ordre du Roy du 23 dudit mois, contresigné de Lamoignon. Le Roy paiera sa pension. » Au moment d’entrer dans sa nouvelle demeure, Latude prit la précaution de changer de nom une troisième fois et signa sur les registres « Danger. »