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une sentinelle sur l’autre rive du fleuve. Dès que la sentinelle voyait poindre sur la route un seigneur polonais, reconnaissable à son brillant costume et à son escorte, elle accourait donner l’alarme à la ferme et à l’auberge, et tous les habitans de déguerpir à l’instant, jeunes et vieux, hommes et femmes, et de fuir à toutes jambes vers la forêt prochaine. Ils y passaient d’ordinaire la nuit, tandis que les nobles voyageurs, installés en conquérans dans la maison vide, mangeaient, buvaient, emportaient ce qui leur convenait et ouvraient, en s’en allant, les robinets des tonneaux de bière et d’eau-de-vie. Quand on les supposait partis, les maîtres du logis rentraient l’un après l’autre, avec mille terreurs et précautions, et la sentinelle retournait à son poste jusqu’à la prochaine alerte.

Les fuites dans la forêt étaient accompagnées d’incidens qu’on se redisait d’une génération à l’autre. Le père de Salomon, Josué, avait coutume de raconter aux siens qu’il était passé un seigneur polonais lorsqu’il avait huit ans : « Toute la famille avait fui vers son asile accoutumé ; mais mon père, qui était à jouer derrière le poêle et ignorait ce qui se passait, était resté tout seul à la maison. Quand le seigneur, en colère, entra avec sa suite et ne vit personne sur qui se venger, il ordonna de chercher partout, et l’on découvrit mon père derrière le poêle. Le noble lui demanda s’il voulait boire de l’eau-de-vie. L’enfant refusa. « Si tu ne veux pas boire de l’eau-de-vie, tu boiras de l’eau, » cria le seigneur, et il fit apporter un seau d’eau, qu’il força mon père, à coups de fouet, à boire tout entier. Il en résulta naturellement une fièvre quarte, qui dura près d’un an et ruina complètement sa santé. »

Salomon lui-même avait été perdu dans les bois, tout enfant, un jour que l’escorte du seigneur polonais s’était amusée à donner la chasse aux fuyards. Un paysan qui passait là par hasard le ramassa.

Il n’y avait rien qu’un noble ne se permit vis-à-vis d’un juif. Le prince Radzivil renchérissait en mauvais traitemens sur les autres seigneurs, quand il daignait visiter ses domaines. Ce n’était pas un méchant homme au fond, dit Salomon Maimon, son très humble sujet ; mais l’ignorance et l’oisiveté le menèrent à la boisson, et il commettait alors des actions « très ridicules. » Un jour, il envoya chercher un « respectable » barbier juif. — « Avez-vous apporté vos instrumens ? — Oui, Altesse sérénissime. — Alors, dit le prince, donnez-moi une lancette, et je vais vous ouvrir une veine. — Le pauvre barbier fut obligé de se soumettre. Le prince saisit la lancette, et comme il n’y entendait rien, et que d’ailleurs l’ivresse faisait trembler sa main, il blessa le barbier d’une manière digne de pitié. « Il va de soi que les courtisans s’extasièrent sur l’habileté chirurgicale du maître.

Une autre fois, ne sachant plus ce qu’il faisait, il entra dans une