Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/782

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travaux littéraires et scientifiques, principalement à l’astronomie et à la médecine. Les juifs sont généralement préposés à la rentrée des impôts ; ils parviennent souvent à l’aisance et à la considération ; égaux des hommes libres, ils leur commandent même par endroits. Aucune coiffure particulière, aucun signe apparent ne les distingue des chrétiens ; ils sont soldats, ils portent l’épée, bref, ils vivent sur un pied d’égalité complet avec les autres habitans du royaume. »

La communauté polonaise se perdit par sa propre faute. « Les lumières et la moralité des juifs de Pologne, a dit un de leurs historiens[1], n’étaient malheureusement pas à la hauteur de leur prospérité matérielle. » Ils furent avides et faux ; ils abusèrent de leur influence pour opprimer durement les serfs ; ils s’enfoncèrent dans la superstition. L’expiation fut cruelle. Lors de la période de troubles et de guerres qui marqua en Pologne le milieu du XVIIe siècle, les juifs furent pillés et massacrés par tous les survenans : Cosaques, Russes, Suédois. On en tua plus de 200,000 en dix ans ; on en vendit un grand nombre aux Turcs ; le reste fut précipité dans l’abjection d’où il n’est pas encore sorti de nos jours. Les habitans de la grande ferme de Sukoviborg avaient déjà derrière eux un long passé d’opprobre, de terreurs, de coups de bâton, d’injustices criantes et de vie sordide, le jour où la femme de Josué mit au monde un fils qu’on nomma Salomon. On croit que c’était en 1754.


II

Le nouveau-venu était très éveillé et ne tarda pas à devenir le favori des habitués de l’auberge. Ceux-ci jouaient avec lui et travaillaient à leur manière à son éducation. Ils avaient surnommé sa mère Mama Kuza, nom très injurieux, paraît-il. L’un d’eux, voulant voir comment le petit juif s’en tirerait, lui promit un jour autant de morceaux de sucre qu’il dirait de fois Mama Kuza. L’enfant savait qu’il serait puni s’il obéissait. D’un autre côté, il voulait avoir le sucre. — « Alors, raconte-t-il, je dis : — Herr Piliezki veut me faire dire Mama Kuza ; mais je ne dirai pas Mama Kuza, parce que Dieu punit celui qui dit Mama Kuza. — J’eus ainsi mes trois morceaux de sucre. » Salomon Maimon s’est souvenu de cette anecdote, en écrivant ses mémoires, avec une complaisance visible.

Son enfance s’écoula parmi des scènes de ce genre, propres à enfoncer dans son jeune esprit l’idée de l’abaissement de sa race. Jamais de repos ni de sécurité. Les passages de troupes russes alternaient avec les passages de seigneurs polonais. Les Russes,

  1. Théodore Reinach.