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dans « les plus étonnans de l’histoire du développement des têtes scientifiques. »

Dès que le rêve de l’Allemagne eut traversé son esprit, la vision revint sans cesse et bientôt ne le quitta plus. Il céda au mirage, partit, et le voilà sur la route de Königsberg, sans un sol et demi-nu, mais son cahier en poche et une immense espérance au cœur. Il abandonnait sa femme et ses enfans, et disons tout de suite qu’il ne leur donna jamais de ses nouvelles. Il ne s’en excuse pas ; ce n’est pas sa manière, et il ne s’excuse jamais de rien. Il a une bien autre désinvolture que Rousseau, dont il avait lu et médité les Confessions à l’époque où il écrivit ses propres mémoires. Vous vous rappelez Rousseau plaidant piteusement les circonstances atténuantes pour avoir envoyé ses enfans aux Enfans-Trouvés ? Maimon se dispense de ces apologies hypocrites, non par fierté, mais par impudence. Il était délivré de ses nombreux enfans ; c’était un bon débarras, et voilà tout. Il n’avait pas les vertus de famille, il était un mauvais juif : pourquoi feindre ?

Le voilà à Königsberg, le voilà embarqué pour Stettin ; par charité, mais qu’importe ? Le voilà sur le sol germanique, marchant d’un pied léger vers Berlin, la ville de lumière. Il eut pourtant un instant de défaillance lorsqu’il se vit seul en rase campagne, « sans un pfennig pour acheter à manger » et ne comprenant pas un mot de la langue du pays. « Je m’assis sous un tilleul et me mis à pleurer amèrement. » Ce héros de la philosophie était dans la vie quotidienne un très grand pleurard. Dans les momens difficiles, c’est sa ressource : il s’assoit par terre et pleure.

Les larmes le soulagèrent. Son « cœur devint bientôt plus léger. « Il se remit en marche, et son voyage jusqu’à Berlin fut un mélange pittoresque de mendicité et de gloire. D’habitude il tendait la main et couchait à l’écurie avec les autres vagabonds. Parvenait-il à se faire reconnaître pour un savant rabbin, ses coreligionnaires le traitaient à l’instant même avec tout le respect dû à son rang et à son mérite, sans s’occuper de son extérieur. Ce fut ainsi qu’un jour de sabbat, il dîna chez un riche Israélite qui le mit à la place d’honneur, entre lui et sa fille. Celle-ci était habillée avec une extrême recherche, et Salomon s’ingéniait à avoir une conversation brillante, lorsqu’il lui arriva une mésaventure : « En ma qualité de rabbin, je me mis à tenir un discours très savant et très édifiant ; et moins monsieur et mademoiselle comprenaient, plus ils trouvaient cela divin. Tout à coup, je remarquai avec peine que la jeune personne prenait un air de mauvaise humeur et commençait à faire des grimaces. Au premier moment, je ne sus à quoi attribuer ses contorsions, mais au bout de quelque temps mes yeux tombèrent sur ma personne et mes sales guenilles, et le mystère