Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/813

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins parlé que l’autre de la vérité, a peut-être plus fait pour elle. Mais ce n’est pas tout. Wagner est énorme, dans son génie et dans ses erreurs ; Bizet, au contraire, est avant tout mesuré. A ne pas être un colosse on gagne au moins de ne pas avoir des défauts de colosse. Bizet, par exemple, s’est servi du leitmotiv, mais avec sobriété. Dans Carmen il emploie les retours de motifs, de motifs rappelés tout entiers, bien plus que ces fragmens ou fermons infinitésimaux de mélodies caractéristiques, cachés comme d’imperceptibles microbes dans tout l’organisme des œuvres wagnériennes. En dehors de ce procédé, discrètement appliqué, quelle abondance, quelle profusion d’idées ! Carmen est un trésor, un miracle d’imagination. Y songer seulement, c’est rappeler un essaim de mélodies, presque trop nombreux pour le souvenir.

Cette fécondité pourrait bien avoir raison contre la parcimonie systématique et la prétendue unité. Un caractère moral ne se traduit pas en deux mesures, fussent-elles mille fois répétées ; ce n’est pas trop, pour le représenter, de formes musicales sans cesse renouvelées et diverses comme la vie. Le personnage de Carmen par exemple est mainte fois caractérisé par certaine phrase étrange qu’il suffit ici de rappeler, mais ce n’est là qu’un aspect de Carmen. L’insaisissable fille a bien d’autres mouvemens d’âme et d’autres chansons aux lèvres. José, pas plus que sa maîtresse, ne se contente d’une seule formule musicale. Il chante toujours de même, c’est-à-dire selon sa nature, mais sans chanter pour cela deux fois la même chose ; la beauté de ces deux figures dramatiques et musicales leur vient de l’unité et de la variété qui se concilient en elles. Ce n’est pas tout. Autour de Carmen et de José, sur le fond de l’ouvrage, Bizet a jeté sans compter les détails divers et charmans : chœurs, entr’actes, ritournelles, où s’est jouée librement l’inépuisable fantaisie de son imagination.

Bizet n’est jamais semblable à lui-même. S’il a traité l’Arlésienne autrement que Carmen ; s’il a resserré et condensé son inspiration, réduit à deux ou trois seulement les motifs dramatiques et passionnels de l’œuvre, c’est qu’il était ici dans son dessein de faire plus court. Mais à côté de l’action (je ne dis pas en dehors d’elle), et pour l’encadrer, ici comme dans Carmen, que d’accessoires délicieux, quelle part laissée encore aux heureux caprices et à la liberté du génie !

Trouve-t-on chez Bizet des traces de Verdi et de Gounod comme de Wagner ? Autant, mais pas davantage. Des hommes comme ceux-là, qui se partagent la gloire d’un demi-siècle, ont une influence latente, mais inévitable, sur la formation des talens contemporains, même des plus originaux. De Verdi, Bizet tient la force dramatique, quelque chose de direct et de subit dans l’inspiration. Il a