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recours éperdu d’un malheureux contre le mal de la vie et la douleur d’aimer sans qu’on vous aime ! Ivresse du Nord aussi, réaction brutale contre la mélancolie des choses, si bien d’accord, dans les pays sombres, avec la mélancolie du cœur. Cette admirable scène : n’a pas d’égale dans la Jolie Fille de Perth ; mais elle suffirait à nous garantir qu’un grand homme de théâtre était né.

Hâtons-nous, les chefs-d’œuvre approchent ; Djamileh en est un : un petit, mais un véritable, et, par ordre chronologique, le premier du maître (1879). Très supérieure aux deux partitions précédentes, Djamileh, malgré la bienveillance de la presse, réussit encore moins ; au bout de quatre représentations, l’on n’en parla plus. Je me trompe ; quelqu’un en parla encore et voici le sonnet consolateur et vengeur à la fois qu’inspira à M. Saint-Saëns l’insuccès de cet ouvrage exquis :


Djamileh, fille et fleur de l’Orient sacré,
D’une étrange guzla faisant vibrer la corde,
Chante, en s’accompagnant sur l’instrument nacré,
L’amour extravagant dont son âme déborde.

Le bourgeois ruminant, dans sa stalle serré,
Ventru, laid, à regret séparé de sa horde.
Entr’ouvre un œil vitreux, mange un bonbon sucré,
Puis se rendort, croyant que l’orchestre s’accorde.

Elle, dans les parfums de rose et de santal,
Poursuit son rêve d’or, d’azur et de cristal,
Dédaigneuse à jamais de la foule hébétée.

Et l’on voit, au travers des mauresques arceaux,
Ses cheveux dénoués tombant en noirs ruisseaux,
S’éloigner la Houri, perle aux pourceaux jetée.


Il n’y aurait là qu’un mot à changer : le mot extravagant ; aucun n’est moins applicable à l’amour de Djamileh, aucun ne jure davantage avec la tendresse discrète de la pauvre esclave ; mais tout le reste est juste, tout, jusqu’au dernier hémistiche inclusivement.

Djamileh, c’est la Namouna de Musset ; c’est la touchante histoire annoncée au premier chant du poème, négligée au second pour les fantaisies que l’on sait et contée enfin, au troisième, en une quinzaine de strophes tout au plus.


Je vous dirais qu’Hassan racheta Namouna
...............
Qu’on reconnut trop tard cette tête adorée.
Et cette douce nuit qu’elle avait espérée,
Que pour prix de ses maux le ciel la lui donna.

Je vous dirais surtout qu’Hassan dans cette affaire
Sentit que tôt ou tard la femme avait son tour,
Et que l’amour de soi ne vaut pas l’autre amour.