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Voilà tout le sujet de Djamileh ; en voilà, dans le dernier vers, qui est charmant, toute la moralité, ou, comme on dit aujourd’hui, même en musique, toute la psychologie.

On a fait au livret de Djamileh d’étranges critiques, et ceux-là mêmes qui goûtent le plus la partition s’y sont associés. Ce petit acte, a-t-on dit, n’est pas une œuvre de théâtre ; il est anti-scénique, il manque d’intérêt, parce qu’il manque d’action. Mais qu’appelle-t-on au juste le théâtre et l’action ? Faut-il qu’une pièce, surtout une pièce en musique, soit une suite de faits, d’événemens extérieurs ? Le type du drame à mettre en musique est-il le drame d’intrigues et d’aventures ? le feuilleton représente-t-il l’idéal du libretto, et ne peut-on composer un opéra qu’il n’y soit question des Guise ou des rois de France qui « ont eu lieu ? » Dans ce genre, il existe deux chefs-d’œuvre : le Pré-aux-Clercs et les Huguenots ; qu’on n’essaie plus de les recommencer. Aussi bien, pour un petit acte à trois personnages, n’est-ce pas une suffisante péripétie que la transformation d’une âme ? Il y a des crimes d’amour ; nous en verrons dans l’Arlésienne et dans Carmen. Djamileh, au contraire, est le récit et le spectacle d’un bienfait d’amour. L’amour véritable troublant un cœur qui n’avait jamais battu que de volupté, le charme d’une femme triomphant du charme de la femme ; n’y avait-il pas, dans cette simple étude de sentiment, plus d’attraits, plus de promesses d’inspiration que dans les Trois Mousquetaires ou la Reine Margot ? Il est un mot fameux que les musiciens modernes devraient méditer et prendre pour devise : tôt ou tard on ne jouit que des âmes.

C’est une âme charmante que celle de Djamileh ; mais l’âme était malheureusement ce qui manquait le plus à la jolie interprète du rôle. Je voudrais qu’on reprît l’œuvre de Bizet. J’aimerais l’entendre, ce petit opéra comique à trois personnages, après un autre opéra comique de mêmes dimensions, à trois personnages aussi, dont un muet : la Servante maîtresse. Le rapprochement est plus naturel qu’il ne paraît d’abord, et ne manquerait pas de piquant. Pergolèse et Bizet n’ont-ils pas chanté tous deux une aventure d’amour : la prise lente et sûre par une femme d’un cœur masculin qui s’est défendu longtemps ? Oh ! le beau thème à l’une de ces comparaisons comme on en faisait au collège ! S’il y a plus d’ironie chez Pergolèse, il y a plus de poésie chez Bizet. Ou bien : qu’est-ce qu’une esclave, sinon une servante idéalisée par l’exotisme et la distance ? Ou bien : que sont au fond les deux œuvres, sinon deux hommages à l’amour, l’un plus spirituel et l’autre plus touchant ? Et l’on montrerait aussi que ce Turc d’Haroun n’a de turc que le turban, qu’il a l’âme civilisée, surtout moderne, et bien autrement complexe que celle du bonhomme