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Pandolfe. Et l’on remarquerait encore que la complexité de la forme artistique répond de plus en plus à la complexité du fond, et que notre musique contemporaine s’est nuancée à l’infini, comme nos sentimens.

Djamileh n’est pas un drame, mais une exquise nouvelle musicale ; aucune violence, aucune vulgarité n’en gâte les demi-teintes harmonieuses et la douceur voilée. Puissent ici les mots ne pas trahir, en le voulant traduire, le charme mélancolique et tendre de ce tableau, ou de ce rêve d’Orient !

C’est le soir au Caire, dans le palais d’Haroun. Par les fenêtres arrivent les parfums et les reflets du crépuscule, de ce crépuscule d’or, où là-bas s’éteint le soleil. On ne voit pas le Nil, mais on le devine au chant des bateliers. Sur le fleuve passent des barques, d’où s’échappe une douce et triste mélopée ; comme la cloche dont parle Dante, elle semble pleurer le jour qui se meurt. Bizet savait le secret de ces rumeurs confuses ; dans Djamileh, dans l’Arlésienne, il a surpris les vagues harmonies des midis accablans ou des soirées sereines. A travers la fumée de son chibouk, mollement bercé par la traînante cantilène, Haroun suit les fantômes éclos de sa rêverie. Il les suit du regard et de la voix, d’une voix languissante, amoureuse, qui se plie nonchalamment au rythme balancé d’un accompagnement monotone. Bientôt il se tait ; de l’orchestre alors monte une plainte discrète, mais pénétrante ; Djamileh passe derrière son maître, l’enveloppe d’un regard et disparaît. Haroun a fermé les yeux ; au loin reprend le chœur des bateliers. Rien de plus ravissant, de mieux composé que cette première scène ; rien de plus sobre et pourtant de plus coloré que ce paysage ; rien de plus touchant que cet humble et muet aveu d’amour.

En deux couplets, à la fois voluptueux et mélancoliques, Haroun explique à Splendiano, son ami et l’intendant de son harem, la mobilité de son humeur et le caprice de ses plaisirs. Il le fait avec la légèreté, avec la grâce ailée d’un papillon, mais d’un papillon qui commencerait à sentir parfois la vanité de son vol et rêverait d’une rose qui le retiendrait pour toujours.

S’il souffre un peu de ne pas aimer, Djamileh souffre bien plus de ne pas être aimée ; un songe l’a inquiétée, de vagues pressentimens lui disent qu’elle partira bientôt, congédiée comme les autres favorites ; mais une caresse de son maître suffit à la rassurer, à la faire sourire et chanter. Elle chante pour Haroun, et sa chanson n’est que l’aveu mal déguisé de son amour. Le trio d’Haroun, de Splendiano et de Djamileh est très développé ; il n’occupe pas moins de trente pages de la partition et peut-être en est-il le chef-d’œuvre. Pas d’action, pas de faits sans doute ; mais n’est-ce donc rien que de voir peu à peu s’épanouir une âme de femme,