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d’y découvrir peu à peu des trésors de douceur, de tendresse, d’humilité et de dévoûment ? La moindre phrase de Djamileh est touchante comme son regard attristé ; on lit à travers ces mélodies comme à travers de beaux yeux. De temps en temps, par exemple, à ces mots de la chanson orientale : Il est beau, ses yeux sont de feu, un éclat de passion contenu ; partout l’abondance des idées, la distinction, l’aisance et le naturel ; d’un bout à l’autre de ce trio, tout est grâce, élégance et poésie.

Il faudrait tout rappeler, ou tout révéler, hélas ! puisque presque personne ne connaît Djamileh ; montrer dans chaque nuance musicale une nuance de sentiment, faire ressortir aussi la couleur si sobre et si frappante de certains détails, notamment du chœur chanté pendant que danse, sous les yeux d’Haroun, et voilée, l’esclave nouvelle qui n’est autre que Djamileh revenue par surprise. Il faudrait insister surtout sur le duo final, merveille d’inspiration, de style, d’émotion et de passion. Ce n’est pas là le théâtre, dira-t-on. — C’est bien mieux, c’est la vie. Que faut-il davantage ? Un cœur enfin gagné à l’amour, la douce conversion à la tendresse, d’une âme qui n’y avait jamais cm, un dénoûment qui n’est qu’un baiser, mais un de ces baisers tels que les lèvres humaines n’en reçoivent et n’en donnent guère, est-ce peu de chose, et quelles merveilles extérieures égaleront jamais on intérêt et en beauté celles qui s’accomplissent en nous ?

« J’ai la certitude absolue, écrivait Bizet après Djamileh, d’avoir trouvé ma voie. Je sais ce que je fais. » Ce qu’il faisait, hélas ! le pauvre maître devait être, jusqu’à la fin, presque seul à le savoir.


IV

L’Arlésienne elle-même (1872) ne toucha pas la foule ; la montagne refusait encore une fois d’aller au prophète. Comme Faust, comme Roméo, comme Mireille et Philémon, comme les Pêcheurs de perles et la Jolie Fille de Perth, on doit l’Arlésienne à M. Carvalho, et c’est bien le moins qu’on l’en remercie. Directeur du théâtre du vaudeville, il voulut là encore donner une petite place à son art favori, à cette musique pour laquelle il a fait beaucoup, et qui, l’ingrate, n’a guère fait pour lui. Au moment de monter la pièce de M. Alphonse Daudet, il proposa à Bizet d’y ajouter des mélodrames. Bizet accepta, séduit par le sujet, heureux de pouvoir composer un ouvrage à sa guise, sans les entraves des livrets ordinaires, libre de choisir les situations qui le tenteraient le plus et de glisser ses illustrations musicales seulement entre les pages qui l’inspireraient le mieux. Il écrivit ainsi en deux ou trois mois,