Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/839

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pressentimens de malheur et de honte. L’orchestre se soulève lentement, de toute sa masse, le flot monte, monte toujours, et à ces mots : Car tu aurais eu qu’à paraître, on dirait qu’il retombe et se brise. De cette page célèbre, tout est beau, tout est vrai, jusqu’à la cadence finale, jusqu’à cette suite d’accords, un peu bizarres, un peu grêles, qu’on a critiqués à tort et qui expriment si bien la défaite de José et son complet abandon à la passion qui l’a vaincu.

Non, dit froidement l’indomptable fille ; non, tu ne m’aimes pas ; à de si brûlans aveux d’amour elle ne répond que par la négation de cet amour. Tu ne m’aimes pas, car… si tu m’aimais, là-bas… là-bas ; le rythme change, s’accélère. « De ce là-bas, là-bas, que chante la bohémienne, vague et fuyante patrie de sa race, arrivent des appels mystérieux de nature et de liberté. Il n’est pas banal, ce duo, que ne terminent point les transports accoutumés et l’unisson ou la tierce de l’amour heureux. José suppliait tout à l’heure, maintenant c’est lui que Carmen supplie. La phrase insidieuse enveloppe José ; elle l’enserre, elle l’étreint de cercles toujours plus étroits, et quand elle a fini par l’étouffer, quand, près de céder, il garde le silence, alors la phrase obstinée reparaît une dernière fois à l’orchestre, mais tout bas, ironique et légère, avec un tintement moqueur, riant de l’œuvre achevée, de la honte acceptée et désormais certaine.

Là-bas, là-bas, dans la montagne ! le troisième acte nous y conduit. La vie que José a choisie, vie errante et proscrite, le musicien nous la fait connaître. Par les sentiers pierreux, aux sons d’une sourde et presque craintive ritournelle, ils cheminent, les bohémiens, chantant un chœur mélancolique, auquel certaine descente d’accords chromatiques donne une teinte d’inquiétude et de triste rêverie. Voilà une de ces haltes purement musicales, que le compositeur sait ménager au courant de son œuvre ; en voici d’autres encore : l’air de Micaëla, le chœur : Quant aux douaniers, c’est notre affaire, le trio des cartes où, par opposition avec la gaîté des deux petites bohémiennes, la morne résignation de Carmen devant les menaces du sort prend une grandeur farouche. Quelle belle phrase Carmen chante ici d’une voix sombre ! Qu’elle est bien suivie, bien équilibrée, soutenue par un accompagnement immuable comme cette mort que les cartes s’obstinent à prédire !

Bientôt, après avoir repris haleine, le drame musical recommence. Avant de le dénouer, Bizet le résume. Il réunit une dernière fois tous les personnages ; il nous les montre au point culminant de leur caractère, au paroxysme de leurs passions respectives et pour ainsi dire au comble d’eux-mêmes : Escamillo plus fat, José plus faible et plus violent, Micaëla plus douce, Carmen plus