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du cirque interviennent brutalement. La foule invisible souligne de ses cris les passes du combat. Alors, la vision de l’arène, évoquée d’un seul coup, saisit notre imagination, et nous suivons à la fois les deux scènes, les deux duels, unis par un lien de mort qui va se resserrant toujours. Désormais, c’est entre les deux drames une rivalité de hâte et d’émotion ; d’un côté et de l’autre, le sang coulera presque en même temps. Chaque éclat de la fanfare redouble au cœur de Carmen l’impatience, et la rage au cœur de José. Carmen commence à fuir ; José la poursuit et la devance devant la porte qu’elle voulait franchir. Terrible, il l’adjure de revenir à lui, et deux ou trois fois l’orchestre lance à la misérable le motif diabolique qui fut la sauvage devise de sa vie. Il le lance avec une solennité effrayante, pour bien marquer qu’il s’agit enfin de céder ou de mourir, et la phrase qui jadis revenait parfois rieuse et légère, toute fière de sa grâce et de sa liberté, la voilà maintenant prisonnière, terrassée, qui se débat avec des rugissemens. À l’intérieur du cirque, un tonnerre de cris et de bravos ; le chant du toréador éclate, mais à l’orchestre, un contre-chant sinistre lui répond et lui donne une couleur funèbre. José lève le couteau, frappe, et soudain, brisé par l’effroyable crise, il tombe à genoux, tandis que sur le cadavre les quelques notes infernales reviennent pour la dernière fois, comme si la mort même n’avait pu triompher de l’indomptable créature.

Telle est la dernière page de Bizet, et la plus admirable. C’est de ce sommet qu’il tomba ; c’est ici qu’il faut nous arrêter brusquement, comme la mort l’arrêta lui-même.

« Quand meurt un homme qu’on admire, a dit Gustave Flaubert, on est toujours triste. On espérait le connaître plus tard et s’en faire aimer. » Bizet nous inspira naguère cette admiration, cet espoir et cette tristesse. Enfin, pouvait se dire, en écoutant Carmen, le collégien que nous étions alors, un homme de génie s’est révélé ; notre jeunesse aura son musicien. Hélas ! trois mois plus tard mourait celui dont le chef-d’œuvre avait touché les fibres les plus profondes de notre cœur adolescent, celui que, dans le secret de nous-même, nous venions de proclamer un maître. De quels vœux, de quelle ardente sympathie nous rêvions de le suivre ! Il eut été l’honneur de notre temps, au lieu d’en être seulement la plus brillante espérance ! Nous l’aurions connu et aimé, et nous aurions porté cet hommage à son foyer au lieu de le déposer sur son tombeau.


Camille Bellaigue.