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c’est le vers de Voltaire dont son impuissance à se débarrasser fait quelquefois encore, jusque dans les Harmonies et jusque dans Jocelyn, la facilité un peu prosaïque, la fluidité tiède, et la monotonie du sien ?

Nourris de Voltaire, l’auteur du Génie du christianisme et celui de Jocelyn ne le sont guère moins de Buffon. S’ils ont appris à lire dans Mahomet et dans Zaïre, c’est dans les images de l’Histoire naturelle qu’ils ont appris à voir les « bêtes. » Quelques-uns des défauts du style brillante de Buffon ont passé dans le leur, et quelques-unes aussi des qualités que Buffon a introduites dans la prose française. Comparez à cet égard quelques pages de la Théorie de la terre ou des Epoques de la nature aux pages à peu près correspondantes du Traité de l’existence de Dieu. Mais à un point de vue plus général et plus élevé, quand on voudrait disputer à Buffon ses titres de grand écrivain, il lui resterait cette gloire impérissable d’avoir élargi l’horizon de ses contemporains autant ou davantage que Newton avait fait celui des siens cent ans auparavant ; de leur avoir enseigné le premier, sinon la poésie, du moins la grandeur, l’immensité de la nature ; et, on déplaçant pour ainsi dire le centre du monde, d’avoir déplacé l’axe de la pensée. La science de Buffon, en plus d’un point, n’est-elle pas plus voisine de la nôtre qu’on ne le dit quelquefois ? C’est ce que je ne veux pas examiner aujourd’hui. Je dis seulement que, pendant plus d’un demi-siècle, elle a été la science même de la nature ; qu’à l’ancien Cosmos, longtemps avant le livre fameux de Humboldt, c’est l’Histoire naturelle qui a substitué les linéamens du nouveau ; que Chateaubriand, que Lamartine, que Victor Hugo n’en ont pas connu d’autre… Peut-on oublier l’étendue, la profondeur, l’action continue d’une telle influence ? et l’homme qui l’a exercée n’est-il pas digne qu’on le compte, aussi lui, parmi les « précurseurs » ou les « initiateurs » de la littérature moderne ?

Après cela, j’accorde à M. Pellissier que la grande influence ait été celle de Rousseau. C’est même ici l’un des plus mémorables exemples de ce que peut quelquefois un seul homme, et par conséquent, l’une de ces causes perturbatrices qui ne permettent pas à l’histoire littéraire de conformer entièrement ses méthodes à celles de l’histoire naturelle. Dans l’évolution des idées et des genres, l’apparition d’un Jean-Jacques est un phénomène toujours sans précédent, même quand il a des analogues.

On a dit de Rousseau, — la phrase est trop jolie pour ne pas la citer, — qu’il « réunissait en lui la sensibilité d’une femme, l’imagination d’un Oriental, la sensualité d’un enfant, l’impétuosité d’un sauvage, l’amour-propre d’un artiste, la vigueur d’un athlète et la faiblesse d’un amoureux. » Mais ce n’est pas tout encore : « La