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davantage encore la mobilité, c’est surtout la capacité, et, si je puis ainsi parler, c’est le pouvoir d’absorption et de rayonnement de son Moi.

Quelle nouveauté, quel scandale c’était alors que cette rentrée du Moi dans la littérature, on l’a dit bien souvent ; j’ai tâché de le redire ici moi-même, à l’occasion de Rousseau ; et j’aurais aimé que M. Pellissier le redit plus fortement encore. Non seulement les grands écrivains du XVIIe siècle auraient rougi d’étaler ainsi leur personne dans leurs œuvres, et d’appeler sur eux-mêmes une attention qu’ils ne demandaient que pour leurs idées, mais Voltaire, quoique le plus personnel d’eux tous, n’entretenait sa prodigieuse Correspondance que pour y dire de lui ce qu’il voulait qu’on en pensât, et qu’il n’osait mettre dans ses Contes, encore moins dans ses Histoires et dans ses tragédies. N’est-ce pas là, pour le dire en passant, l’une au moins des raisons de l’éclat dont brillent alors l’éloquence de la chaire et l’art dramatique, où le commencement et la fin de la perfection sont de savoir s’aliéner de soi-même ? Rousseau, lui, n’a guère écrit que pour se raconter. Quand il ne se serait pas inspiré, dans la Nouvelle Héloïse, des souvenirs de Mme de Warens et de l’amour qu’il éprouvait alors pour Mme d’Houdetot, quand son Emile ne serait pas les mémoires de son enfance et de ses préceptorats, ses Confessions, avec ses Dialogues, ses Rêveries, sa Correspondance, ne laisseraient pas de composer à peu près la moitié de son œuvre. Jamais encore écrivain ne s’était à lui-même attribué publiquement une telle importance, n’avait ainsi rapporté tout à lui, ne s’était ainsi fait le centre du monde. Mais, du fond de lui-même, jamais non plus écrivain n’avait tiré de semblables effets ni rapporté une vision plus neuve de l’homme et de la nature. Et c’est ici, dans cette renaissance de l’individualisme, avec tout ce qu’elle comportait de nouveautés et aussi d’erreurs, qu’il faut voir le commencement du Romantisme et le premier élément de sa définition.

Ce qui a pu, ce qui peut encore quelquefois masquer l’individualisme de Rousseau, c’est que, dans l’histoire des origines du Romantisme, l’influence de Rousseau se trouve coïncider avec le temps de la diffusion parmi nous des littératures étrangères, et, au lendemain de la Révolution, avec une renaissance inattendue de l’idée religieuse. À ce travail des esprits d’où le Génie du christianisme, et plus tard les Méditations sont sorties, je me contenterai de rappeler que la Profession de foi du vicaire savoyard a beaucoup contribué. Quant à la diffusion des littératures étrangères, j’aurais voulu que M. Pellissier, saisissant l’occasion qui s’en offrait d’elle-même, essayât ici d’esquisser un chapitre de notre histoire littéraire qui nous manque. Je ne connais pas bien le