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quelquefois le tout du Romantisme ? Là où manque ce sentiment, ce n’est pas lui seulement qui manque, c’est, avec lui, je ne veux pas dire la matière même de la poésie, — qui est plus étendue que la nature, — mais au moins ce qu’il y a dans la poésie de plus poétique, de plus subtil, et de plus pénétrant. Si donc on reconnaissait, dans ce sentiment de la nature, le caractère essentiel du Romantisme, il faudrait que tous ceux qui l’ont éprouvé ou exprimé dans leurs vers avant les romantiques fussent ainsi des romantiques avant le temps et sans le savoir ; et je n’ignore pas qu’en effet on l’a dit ; et je veux bien qu’il y ait dans ce paradoxe une part de vérité, comme aussi que l’on fasse à nos romantiques un juste honneur d’avoir « retrouvé » la nature. Mais quoi ! ils ne l’ont pas découverte ; et cela suffit pour qu’en faisant du sentiment de la nature un élément de la définition du Romantisme, on n’ait pas le droit d’en faire le plus essentiel.

Il en est un, au contraire, qu’inutilement chercherait-on ailleurs que dans le Romantisme, et dont on peut affirmer, avec une certitude entière, que, tous les autres eussent-ils fait défaut, s’il avait subsisté, lui tout seul, le Romantisme existerait encore ; — et sa fortune eût été la même. C’est le Lyrisme que je veux dire ; et, sans m’embarrasser ici de la diversité des sens qu’on a pu donner à ce mot, qu’il faudrait même lui donner, si l’on voulait qu’il enveloppât les lyriques anciens et modernes, — Pindare et Byron à la fois, Pétrarque et Ronsard, Lamartine et Sapho, — je le prends comme significatif et comme abréviatif de cette exaltation du sentiment personnel que nous avons vu paraître tout à l’heure, presque pour la première fois, dans les littératures modernes, avec la Nouvelle Héloïse et les Confessions. L’émancipation de l’individu ; le droit acquis à chacun de nous de ne dépendre que de lui-même, de ne sacrifier et de ne soumettre à personne la liberté changeante et multiple de ses impressions ; l’homme rendu, pour ainsi dire, à l’indétermination de son caprice ; et, par là, débarrassé non-seulement des « règles » de l’art, ou des « conventions » de l’usage, mais encore de la a tyrannie » du bon sens ou de la raison ; l’originalité désormais définie par la dissemblance et mise dans l’exception ou dans la singularité, voilà bien le Romantisme. Mais, n’est-ce pas le Lyrisme aussi, tel que précisément l’ancienne discipline en avait réprimé ou contrarié l’expansion, parce qu’elle en pressentait instinctivement les dangers, si peut-être elle n’en calculait pas toutes les conséquences ? et tel également qu’il ne pouvait se développer avant que le Moi, d’incivil, d’inhumain, et de haïssable qu’on l’avait réputé jusqu’alors, ne lût devenu l’objet de notre curiosité la plus vive et la plus sympathique ? L’obligation de penser et d’écrire pour les autres, en contrariant la