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tendance, qui nous est naturelle, de ne rien voir au monde qui soit pour nous plus intéressant que nous-mêmes, avait comme fermé les sources du Lyrisme. Et, sans doute, on peut discuter si Rousseau a bien fait de les rouvrir, mais non pas que le Romantisme en son principe nous soit venu de là ; que cette exaltation du sentiment personnel en fasse donc dans l’histoire le caractère essentiel ; et d’ailleurs et enfin, qu’à cette liberté, de nous faire les confidens de leurs joies ou de leurs souffrances, l’Allemagne, l’Angleterre et la France, la patrie de Goethe et d’Henri Heine, celle de Byron et de Shelley, celle enfin de Lamartine et d’Hugo, ne doivent les plus belles inspirations, et les plus durables, de leurs plus grands poètes.

Que si toutefois on pensait que, pour mieux mettre en lumière ce caractère essentiel du Romantisme, nous en omettons quelques autres, nous montrerions, sans beaucoup de peine, qu’ils s’y rattachent presque tous, et même qu’ils en procèdent. Qu’est-ce en effet que le Romantisme a revendiqué sous le nom très équivoque de liberté dans l’art ? On s’en ferait une idée bien courte si l’on croyait que ce fût le droit de donner à l’action dramatique une durée de deux ou de plusieurs fois vingt-quatre heures ; ou celui de mêler, sur la scène comme dans la vie, le grotesque au tragique. Mais il s’agit ici du droit que nous disions tout à l’heure : celui d’être soi-même en tout, de ne tirer que de son fond la forme de son œuvre, et de faire de sa fantaisie la règle ou la loi de son art. Car tous les moyens ne sont-ils pas bons, dès que l’art n’a plus d’autre objet que d’exprimer la personnalité de l’artiste ? si l’application quelquefois n’en semble pas heureuse, la maladresse de l’ouvrier, significative de son pouvoir, ne l’est-elle pas de lui-même ? et peut-on dire seulement jamais qu’elle ne soit pas heureuse, puisque les moyens dont il use, expressifs de sa nature, font ainsi partie de sa définition ? Tragaldabas n’est ni inférieur, ni supérieur à Hernani ou aux Burgraves ; il est autre ; et dire de M. Vacquerie qu’il n’est pas Victor Hugo, ce n’est pas lui déplaire, ce serait le flatter, — si ce n’était plutôt le caractériser.

De même encore, pour peu que l’on veuille réfléchir sur la nature de l’imagination, — dont on sait l’importance et le rôle dans l’histoire du développement du Romantisme, — on verra facilement qu’en rendant la bride, pour ainsi dire, à l’expression du sentiment personnel, c’est à l’imagination qu’on la rend, et réciproquement. Car, nous permettre en tout d’être nous-mêmes, c’est nous dispenser de contrôler la « vision, » que nous avons de la nature ou de l’histoire, quand ce n’est pas nous inviter à nous en faire une qui n’appartienne qu’à nous, dut-elle au besoin différer pour cela de la vraie :