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non-seulement pour sa bravoure ; , dont il avait donné tant de marques et pour son expérience militaire, qui, dans l’art des sièges, allait de pair avec celle de Fabert, mais surtout pour sa grandeur d’âme, pour la dignité de sa vie, pour des qualités de noblesse morale et de désintéressement dont aucun homme de guerre de l’époque, si ce n’est peut-être Catinat, n’offrit un aussi haut exemple.

Dans le temps même de sa plus grande réputation, vers les dernières années du siècle, le bruit se répandit que ses succès militaires n’étaient pas les seuls qu’il eût remportés, et qu’il en avait encore à son actif qui étaient d’un autre genre et d’un autre aloi : c’était lui, disait-on, le héros des Lettres portugaises ; il les avait reçues d’une religieuse de Beja ; pendant qu’il guerroyait sous Schonberg dans la province de l’Alem-Tejo, et il les avait publiées-ou laissé publier à son retour, comme on expose un trophée qu’on rapporte d’un pays conquis.

Ainsi, cinq lettres ; un nom de femme écrit sur la garde d’un livre, le nom de l’homme qui avait aimé cette femme, — c’est tout ce qu’on savait de la religieuse portugaise. Voilà par quels liens frêles et mal assurés cette douloureuse figure se rattachait à la réalité.

C’est précisément ce qui paraissait établi avec le plus de certitude que la critique a tout d’abord contesté. On a mis en doute le nom présumé du héros de l’aventure, puis l’authenticité des lettres et, par suite, l’existence même de celle qui passait pour les avoir écrites.

Des recherches entreprises récemment sur l’histoire de la famille des Chamilly viennent, en effet, d’absoudre le maréchal qui illustra ce nom, du grave reproche que faisait peser sur sa mémoire la publication de sa correspondance amoureuse[1].

Le XVIIe siècle, qui avait un goût si vif pour le genre épistolaire, qui même accrédita dans la société française l’usage de colporter de salon en salon les lettres curieuses, piquantes ou galantes, professait pourtant une morale très sévère sur un point : c’est que les lettres d’amour et de passion vraie échappent par leur caractère intime à la curiosité du monde, qu’elles sont la propriété exclusive de l’auteur et du destinataire, et qu’il est indigne d’un homme d’honneur de les divulguer. « On n’écrit les lettres galantes, disait Mlle de Scudéry, que pour être vues de tout le monde ; et on n’écrit les lettres d’amour que pour les cacher. Ceux qui reçoivent une belle lettre d’amitié se font honneur en la montrant, et ceux qui

  1. E. Beauvois, la Jeunesse du maréchal de Chamilly. 1885.