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figure absente, celle de l’historien philosophe qui a une large part dans le gouvernement de l’intelligence française ; et comme nous ne vivons pas exclusivement sur le fonds national, ajoutons-y les savans étrangers dont les doctrines exercent le plus d’influence sur notre pensée, tout au moins Herbert Spencer et Darwin. L’opposition sera encore plus frappante entre les deux familles d’esprits qui personnifient les forces vives et les directions intellectuelles de la société à ces deux momens de l’histoire. — En parcourant rapidement les étapes intermédiaires, nous allons voir les propositions métaphysiques du début s’incarner dans les hommes et se traduire dans les faits ; en arrivant aux témoins du temps présent, nous verrons ces propositions aboutir à un ordre d’idées qui sera leur négation formelle.

Donc, Sieyès et ses collaborateurs écrivent leur roman philosophique, sur le module légué par Rousseau ; ils y codifient le rêve idéal de leurs contemporains. Le héros de ce roman, c’est l’homme, l’homme tel que la nature a dû le former, héros aussi imaginaire que Saint-Preux ou Emile. Les romanciers-législateurs tracent le plan du paradis terrestre où vivra désormais cet être de raison, dans la communauté de ses pareils sensibles et vertueux. On n’attend pas ici une critique neuve et complète de cet ouvrage d’imagination. La démonstration concluante de M. Taine suffit à nos besoins actuels, il est peu probable qu’on la reprenne avec d’autres méthodes avant quelques années. MM. Goumy et Ferneuil viennent de la corroborer sur certains points de détail. Mais, puisque nos causeries demandent à l’Exposition des leçons de choses, je rapporterai une des impressions les plus vives que j’aie reçues au Champ de Mars.

Un jour de cet été, j’entrai dans le pavillon de la ville de Paris, du côté où se trouvent les installations scolaires. On a exposé là le matériel d’une classe pour les tout petits enfans, ceux des écoles primaires élémentaires. Au-dessus des pupitres, sur une belle pancarte accrochée au mur, l’évangile de notre pays, la Déclaration des droits de l’homme, était tracée en grosses lettres. Ainsi l’a voulu Talleyrand ; dans le rapport à la Constituante sur l’organisation de l’enseignement, il met au premier rang de son projet l’étude de la Déclaration, et comme le remarque M. Ferneuil, « il semble faire de l’enfant un animal politique, venu au monde tout exprès pour connaître et servir la Constitution. » — voilà donc le seul viatique donné à ces petits pour le difficile voyage qui les attend dans la vie ; voilà ce qui forme l’âme de notre peuple. Je m’assis sur un de leurs bancs, et je m’y oubliai de longues heures, cloué là par une vision obstinée ; mon pays et mon siècle Réapparaissaient, sortant tout entiers de la pancarte fatidique, construits en porte-à-faux sur cette feuille de