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qu’elle redoute, par lesquels elle domine et qui la menacent de ruine, elle les confie à un gardien autoritaire, avec mission de les conserver précieusement, mais de ne pas les laisser vagabonder. Elle n’a retrouvé que le nom du premier gardien, sans le génie. Le second 18 brumaire s’accomplit avec moins d’éclat, de poésie, d’assentiment enthousiaste ; dirai-je avec moins de légitimité ? Je n’en sais trop rien ; ces consultations sont oiseuses, comme la recherche de la boussole sur un bâtiment désemparé, d’où un coup de mer l’a emportée pour jamais. Il ne reste au pilote qu’à guetter les étoiles incertaines, pour s’orienter un instant dans l’inconnu.

A partir de ce point, devant le cortège qui achève de se dérouler jusqu’au bout du panorama, on ne peut plus se flatter d’observer exactement. J’ai vu vivantes ces figures ; les unes ont disparu dans l’ombre de la mort, qui avance lentement sur cette toile ; les autres agissent encore. A partir de ce point, on juge avec les préventions du cœur ; ce n’est plus juger, c’est sentir. Et quelles sensations aiguës, quand l’illusion du souvenir vient s’ajouter à l’illusion créée par une habile mise en scène ! Ils respirent, ceux qui depuis longtemps ne marchaient plus près de nous ; le temps aurait-il donc reculé ? Nous nous retrouvons au milieu d’eux, aux anciennes heures, mais avec la faculté de prévoir l’avenir, d’assigner à chacun sa destinée. Destinée tragique, pour beaucoup ! Oublions ces figures obsédantes, poursuivons derrière elles le développement des principes abstraits ; ils ont leur vie indépendante, en quelque sorte ; on les voit cheminer à l’intérieur de ces fantômes, qui ne sont que leurs instrumens d’une minute. — Durant la période du second empire, nos principes ont continué leur travail au dedans, sans doute ; mais surtout ils ont opéré au dehors. M. Sorel a exposé dans ses livres, d’une façon définitive, la loi de leur évolution en Europe. Il a montré comment l’idée de liberté, semée par nous dans tous les champs du monde au commencement du siècle, y a poussé sous une autre forme, l’idée de nationalité. Il y a cent ans, la France était le seul grand agrégat solide sur le continent. Depuis lors, des corps d’une densité égale ou supérieure se sont formés autour de nous. Nous leur avons d’abord donné l’âme ; ensuite, par un attachement instinctif aux enfans bâtards de notre idée-mère, nous les avons aidés à grandir. Le moment devait venir où ils se retourneraient contre nous, où ils nous rapporteraient notre semence en moisson de baïonnettes. Il est venu. Reconnaissons, avec l’auteur du Péril national, qu’il est puéril et injuste de charger un seul coupable ; le coupable, nous l’avons tous été ; et l’on perd son temps à rechercher si l’heure pouvait être différée ; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle devait sonner, tant l’éventualité de ce