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réalisera jamais. La marquise ne sait se soumettre a aucune contrainte, obéir à aucun devoir, pas même s’assujettir à des heures de repas régulières. La présence de convives imités à sa table ne l’empêche pas de suivre sa fantaisie. Aucun souci des convenances, aucun respect de soi-même, le règne perpétuel du caprice et des orages, voilà le plus clair de la dot que Mlle de Vassan apporte à son mari. Dans ses rêves d’agrandissement et de gloire, le marquis trouve au contraire, parmi les siens, le plus dévoué des auxiliaires chez son frère le bailli. Celui-ci joue le rôle de frère cadet avec une abnégation admirable : tout ce qu’il possède, tout ce qu’il acquiert, il le met sans compter à la disposition du chef de la famille, en y ajoutant les témoignages d’affection les plus délicats. Il aime les enfans du marquis comme s’ils étaient les siens, et ne s’occupe de sa propre fortune que pour travailler à la leur. Mais le service du roi ou celui de l’ordre de Malte le retiennent bien souvent loin de la France. Il ne pourra donc, comme il le voudrait, prendre sa part de l’éducation de son neveu.

C’est cependant ce neveu, cet unique héritier du nom, qui, avant la naissance d’un second fils, remplit presque complètement la correspondance des deux frères. Sa naissance a été accueillie par eux avec transports ; un premier enfant mâle était mort en bas âge par accident. Le comte Gabriel vint au monde un pied tordu et la langue enchaînée par le filet, mais dans des conditions de vigueur exceptionnelle, avec deux dents déjà formées, comme Louis XIV. Sur cette tête allaient reposer désormais les espérances d’un père et d’un oncle qui poussaient tous deux au plus haut degré le culte et l’orgueil de la race. Tout ce qui le concerne va prendre désormais entre les deux frères les proportions d’un événement. Ils éprouvent, pour commencer, à son sujet une première mortification. Jusqu’à lui, la race des Mirabeau a été remarquable par sa beauté. Celui-ci n’a point hérité des traits réguliers de ses ancêtres. Un accident l’enlaidit encore. Faute d’avoir subi l’opération alors fort redoutée de l’inoculation, il est atteint à l’âge de trois ans d’une petite vérole que sa mère ne sait pas soigner et qui laisse sur son visage des traces profondes. « Ton neveu est laid comme celui de Satan, » écrit le marquis au bailli en 1754. Des symptômes plus graves inquiètent le père, il trouve dans son fils des traits de ressemblance frappante avec la famille de sa femme qu’il déteste. « Cet enfant, dit-il avec amertume, a la pourtraicture achevée de son odieux grand-père, M. de Vassan. » Ces appréhensions ne sont que trop justifiées. Mirabeau ne ressemblera, pas seulement à sa mère au physique, il lui ressemblera aussi beaucoup trop au moral.

Il faut néanmoins faire de lui un homme. Le marquis s’y applique