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leur puissance corruptrice par la facilité avec laquelle s’en accommodait une conscience aussi honnête que celle du marquis de Mirabeau. Il ne faut cependant pas se méprendre sur le premier effet qu’elles produisent. Mirabeau s’est beaucoup plaint de la tyrannie paternelle, il a dénoncé son père à l’opinion avec une véhémence croissante, mais il a commencé par profiter de la mesure contre laquelle il proteste. C’est grâce à son emprisonnement qu’il peut se soustraire aux menaces de ses créanciers, échapper aux conséquences d’une condamnation infamante prononcée contre lui pour tentative d’assassinat. Son père, il est vrai, se débarrasse de lui ; mais lui-même se débarrasse de tous ceux qui le guettent pour lui mettre la main au collet. Il n’est donc pas victime, du moins au début, il est plutôt protégé par la première lettre de cachet demandée contre lui. Les véritables victimes sont ceux auxquels il doit de l’argent ou qu’il a roués de coups sans qu’il leur soit possible d’obtenir satisfaction.

La translation du prisonnier au fort de Joux n’aggravait pas la peine de la détention. Quoique « ce nid de hiboux, égayé par quelques invalides, » ne fût pas un lieu de délices, Mirabeau allait y jouir d’une liberté relative dont il ne manqua pas d’abuser. Le commandant du fort, bon gentilhomme, se déclarait tout à fait incapable d’exercer le métier de geôlier. Mirabeau obtint de lui d’avoir un logement dans la petite ville voisine de Pontarlier, d’y prendre ses repas à l’auberge et d’y fréquenter la société du pays. En principe, il était tenu de rentrer chaque soir au château ; mais, en réalité, il en vint à s’absenter plusieurs jours de suite et à pousser même ses courses jusqu’en Suisse.


II

Le séjour de Mirabeau au fort de Joux rappelle surtout la célèbre histoire de ses amours avec Mme de Monnier. Cette aventure, qui fit tant de bruit et qu’ont immortalisée, les Lettres de Vincennes, est racontée par M. Charles de Loménie avec la plus scrupuleuse exactitude. Le consciencieux historien a eu entre les mains, outre les dialogues inédits prêtés autrefois à Sainte-Beuve par M. Lucas de Montigny, la correspondance secrète de Mme de Monnier avec son amant. Il s’est servi de ces précieux documens pour retrouver la vérité sous la légende que les romans, les pièces de théâtre, et même de prétendus récits historiques ont répandue dans le public. Les Lettres de Vincennes, quoique souvent brûlantes de passion, ont un caractère oratoire ; elles sont destinées à être lues par le