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celui qu’elle enrichissait. Il passait même dans certains cas pour un homme avisé, en état de bien mener ses affaires. « Moins que personne, dit avec raison M. Charles de Loménie, Mirabeau était capable de se passer d’argent ; à l’origine des déterminations les plus graves de sa vie, il faut toujours chercher une préoccupation de cet ordre.

Les pièces des deux procès instruits contre Mirabeau, à l’occasion de l’enlèvement de Mme de Monnier, sont conservées au greffe du tribunal de Pontarlier[1]. Elles établissent avec certitude que, pendant les journées qui ont précédé la fuite, Mme de Monnier avait dévalisé la maison de son mari et fait passer par petits paquets à Mirabeau des rouleaux de louis, des effets de prix, des bijoux et des dentelles. L’infortuné président évaluait ses pertes à 25,000 livres. On ne savait pas ce qu’il regrettait le plus, de sa femme ou de son argent. Sophie, du reste, ne cachait ni ses larcins ni son amour ; elle convenait de tout et se justifiait à sa manière. « Mes parens m’ont mariée à seize ans, disait-elle, alors que je ne pouvais réellement disposer de ma personne ; aujourd’hui je me marie moi-même, et par la même occasion je rentre dans ma dot. »

Les provisions d’argent qu’avait emportées Mme de Monnier auraient pu suffire à un homme moins prodigue que Mirabeau ; mais après quelques mois de séjour en Hollande, où les deux amans s’étaient réfugiés, leur bourse était à sec. « Je dois plus de cent louis ici, écrivait Mirabeau à sa mère, et je n’en ai pas six. » Avec l’activité habituelle de son esprit et sa puissance de travail, il avait espéré trouver de l’occupation chez les libraires français d’Amsterdam ; il arrivait auprès d’eux précédé du commencement de réputation littéraire que lui avait valu son Essai sur le despotisme. On lui confia des traductions, il fit imprimer un Avis aux Hessois et autres peuples de l’Allemagne vendus par leurs princes à l’Angleterre. Mais le temps lui manqua pour entreprendre une œuvre considérable. La famille de Ruffey d’une part, le marquis de Mirabeau de l’autre, exaspéré par les pamphlets que son fils écrivait de Hollande contre lui, à l’instigation de sa femme, sollicitaient l’extradition des deux fugitifs. Mme de Monnier aurait pu faire sa paix séparément avec M. de Monnier, qui lui avait envoyé un domestique de confiance et fait offrir de l’argent. Le mari ne mettait qu’une condition à son pardon, la séparation des deux amans. Avec la générosité qu’elle apportait dans la passion, Sophie refusa

  1. À ce sujet, un Charles de Loménie a consulté avec fruit une brochure de M. Georges Leloir, intitulée : Mirabeau à Pontarlier, et l’ouvrage que vient de publier, à Berlin, M. Alfred Stern, professeur à l’École polytechnique de Zurich : das Leben Mirabeaus. Siegfried Cronbach.